Le même jour où j'achète Le Vaisseau des morts de B. Traven, j'emprunte à la médiathèque Walter § Asja, l'essai d' Antonia Grunenberg (Payot, 2022). Une histoire de passions, sous-titre du livre, qui veut rendre compte de la relation complexe qui unit Walter (Benjamin) et Asja (Lacis) à partir de leur rencontre en 1924 à Capri. Benjamin confie dès la mi-juin à Gershom Scholem, qui résidait à Jérusalem, qu'il a fait la connaissance d'une " révolutionnaire russe de Riga, une des femmes les plus exceptionnelles que j'ai rencontrées." Metteuse en scène de théâtre, elle a étudié à Moscou où elle a suivi l'enseignement de F. Kommissarjevski et les expérimentations de Meyerhold. A Munich, en cette même année 1924, elle fut l'assistante de Bertolt Brecht qui montait La Vie d'Edouard II d'Angleterre, une pièce adaptée de Christopher Marlowe. Elle joua même le fils du roi Edouard, avant de se faire expulser immédiatement après la première (elle était fichée comme communiste).
Aucun lien direct dans cette histoire avec Traven. Sauf que lorsque je replonge dans le Viva de Patrick Deville à la recherche de Traven, je découvre que l'épigraphe du roman est de Walter Benjamin : " Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre." ( Sur le concept d'histoire) Le premier chapitre - à Tampico - s'ouvre d'ailleurs avec Traven, ce que je n'ai pas signalé l'autre jour, dès la quatrième phrase : " Le paysage portuaire est celui d'un film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers et crocodiles. Odeurs de pétrole et de cambouis, de coaltar et de goudron. Un crachin chaud qui mouille tout ça et ce soir la silhouette furtive d'un homme qui n'est pas Bogart mais Sandino."
Sandino, Augusto Sandino, qui commandera bientôt la guérilla contre les troupes américaines venus en soutien du régime conservateur d'Adolfo Diaz. " Nous pourrions le suivre, écrit Deville. [...] Nous le verrions chevaucher à la tête de son bataillon de gueux qui jamais ne sera vaincu, repoussera vers la mer l'armée d'occupation des grignons et poursuivra le grand oeuvre de Bolivar. [...] Mais nous ne le suivrons pas. Dans la brume de chaleur, un autre pétrolier norvégien, grande muraille rouge et noire, traverse le golfe du Mexique et approche du port de Tampico. A son bord, un autre révolutionnaire en exil entend les piqueurs de rouille et le cri des oiseaux marins." Celui qui va débarquer, et devenir l'un des personnages principaux du roman, n'est autre que Léon Trotsky.
Laissons donc Sandino, mais Patrick Deville aussitôt rebrousse chemin sur Traven, entendez Ret Marut : " Au fond des ruelles du port où s'allument les lampes, les conspirateurs dans l'ombre d'une arrière-salle s'assemblent autour de Ret Marut, le plus aguerri. Celui-là est arrivé au Mexique comme soutier à bord d'un navire norvégien. Il se prétend marin polonais ou allemand, révolutionnaire. Sous la casquette de prolétaire, un visage quelconque et une petite moustache qui lui fait une tête de la bande à Bonnot. A la fin de la Première Guerre mondiale, il a participé à la tentative insurrectionnelle à Munich. Condamné à mort, il a disparu, a souvent changé de nom, commencé à écrire des poèmes et des romans, à combattre la solitude par le crayon et à entasser les cahiers."
On connait la fin tragique de Walter Benjamin, bloqué en septembre 1940 à la frontière espagnole. Désespéré, il se suicide en absorbant un grand nombre de tablettes de morphine. Dans Le Vaisseau des morts, le narrateur parvient lui aussi à cette même frontière avec l'Espagne, sans plus de précision géographique. Mais son expérience est radicalement différente de celle de Benjamin. Pour la première fois, alors qu'il avait été refoulé en Belgique, en Hollande ou en France, il est accueilli à bras ouverts. Alors qu'il est Américain, il a la bonne idée de se présenter comme un Allemand :
"Le fonctionnaire espagnol m'entraîna au corps de garde ; aussitôt tous les douaniers accoururent ; ils me tendaient la main, ils me serraient dans leurs bras. Tout juste s'ils ne m'embrassaient pas sur les joues. "Fais la guerre aux Américains et tu n'auras pas de meilleurs amis que les Espagnols !" S'ils avaient su qui j'étais, moi qui leur avais soulevé Cuba et les Philippines, je me demande encore s'ils m'auraient assommé ou seulement renvoyé dans cette zone où il m'était interdit de remettre les pieds ; en tout cas, ils m'auraient fait un autre accueil..."
Benjamin, bien qu'allemand lui-même, n'a donc pas eu la même chance. Pour en revenir à l'essai Walter § Asja, il faut convenir que sa lecture en est très accessible, mais il est superficiel en beaucoup d'endroits. Affirmer aussi qu'Asja Lacis fut "l'alpha et l'oméga" de Benjamin me semble un peu exagéré. Je me suis reporté à l'essai biographique de Bruno Tackels (énorme pavé de plus de 800 pages, Actes Sud Babel, 2009), lu en 2015, et qui est beaucoup plus documenté et subtil. Asja Lacis y occupe une place importante (pas moins de 49 entrées dans l'index).
Une anecdote mérite d'être rapportée, qui a justement trait à cette mise en scène d' Edouard II à Munich, où Brecht voyait la naissance de son théâtre épique. Benjamin rapporte le récit de Brecht en des termes, écrit Tackels, " qui laissent injustement Asja dans l'ombre" : " La bataille qui a lieu dans la pièce doit tenir la scène trois quarts d'heure. Brecht ne s'en sortait pas avec les soldats. Asja Lacis, son assistante, non plus. Il se tourne finalement vers Karl Valentin, alors un ami proche, qui assistait à la répétition ; désespéré, il lui demanda : "Alors quoi, que se passe-t-il avec les soldats ? Qu'est-ce qu'on en fait ?" Valentin : "Ils sont tous blêmes, ils ont peur." Cette remarque trancha. Brecht ajouta :"Il sont fatigués." Les visages des soldats furent enduits d'une épaisse couche de craie. C'est ce jour-là que fut trouvé le style de la mise en scène."Bruno Tackels concède que cette version du récit brechtien est précise, mais qu'il y manque une mention, une seule, mais d'importance : "l'idée de la craie, dont l'auteur est ici laissé dans le flou, est en réalité amenée par une femme qui fut pourtant essentielle pour les deux hommes : Asja Lacis*. Sans elle, Benjamin n'aurait pas trouvé ses intuitions capitales, sans elle Brecht n'aurait pas eu connaissance de tout ce qui s'inventait au même moment en Russie, notamment chez Meyerhold, dont elle fut l'élève. Sans elle l'idée de la craie n'aurait pas existé. Asja Lacis, ou le syndrome de la lettre volée."(souligné par Tackels)
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* En note, Bruno Tackels mentionne la même scène décrite de son côté par Asja " dans son extraordinaire journal, Profession : révolutionnaire." Une version qui, dit-il, diffère radicalement : "[Brecht] m'entretint de son projet pour Edouard II, en particulier des scènes de soldats. Je pensais qu'il fallait maquiller tous les soldats de blanc, et les faire marcher comme des marionnettes, mécaniquement, au roulement de tambour. L'idée plut beaucoup à Brecht, il m'offrit aussitôt de travailler avec lui comme assistante. J'ai donc essayé les scènes de masse. J'ai cherché à imposer aux figurants un rythme fixe. Ils doivent garder les traits immobiles, le visage absent. Ils ne savent pas pourquoi ils tirent, ni où ils vont. Telle était ma conception." Totale inversion de la paternité, note Tackels. Elle prolonge son récit, poursuit-il, en retombant sur le récit de Brecht, qui s'en trouve du coup complètement transformé : " Mais il manquait je ne sais quoi à ces scènes de soldats. Valentin, qui assistait à une répétition, déclara : "Ils sont blêmes - ils ont peur. " Brecht ajouta encore :"Ils sont las." Dès lors, tout alla bien - les scènes prirent un surcroît de couleur."
Et Tackels de commenter : " La comparaison des deux récits atteste de l'impossible vérité dans l'art de la biographie." (p. 567-568)