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Camille de Toledo | Une histoire du vertige

Publié le 21 janvier 2023 par Angèle Paoli
Camille de Toledo | Une histoire du vertige Une confusion de jeunesse

En relisant le livre - au chapitre " Les fourneaux " - je me souviens de ces passages qui avaient soulevé en moi d'autres images que celles des ruines d'une certaine économie ; il y avait aussi, dans cet incendie animal, dans la description des flammes qui s'élèvent des fourneaux, quelque chose qui me renvoyait à la façon dont, dès l'âge de quinze ans, je me figurais les camps dont on nous parlait à l'école : usine de peaux, usines fabriquant la mort. C'est cet alliage désordonné de mémoires qui, lors de ma première lecture, me saisit ; un alliage naïf qui portait déjà, clandestinement, ce lien que je cherche à cerner entre génocide et écocide, quand la réification des vivants permet de factoriser la mort ; quand les sujets du monde dépossédés de leurs souverainetés sont détruits industriellement. Bien sûr, j'ai eu le temps de revenir sur cet agrégat d'images et de mémoires ; j'ai appris depuis combien mes impressions étaient éloignées de l'œuvre et anachroniques ; mais je ne peux que constater combien elles persistent en moi : quand les cachalots sont réduits à l'état de stock et finalement brûlés ; quand le sacré de la vie humaine ou on humaine est entièrement profané ; quand on ouvre la tête d'un cachalot pour éclairer les lampes de la civilisation... Je me raisonne bien sûr : feux des baleiniers où le profane avance, crématoires des camps où la mort devient l'objet de la production. Deux choses ontologiquement incomparables, je me dis, en me rappelant à la reconstruction éthique, après la Seconde Guerre mondiale, quand il fallut une nouvelle fois séparer les humains dans leur dignité de toutes les autres créatures terrestres. Et j'entends bien sûr la très longue tradition qui a fait de Sapiens une vie à part, une extériorité. Il y a le langage, dit-on, la verticalité, la conscience. Et cependant, je ne peux m'empêcher qu'il y a là un vice de forme, une énième erreur de la séparation. Je vois pour ma part, une seule et longue chaîne de vies détruites au nom de nos fictions qui ont dit, au fil des siècles, ce qui a droit à la vie et ce qui peut mourir, ce qui est un sujet et ce qui est un objet. Des idéologies, disait-on, soit des habitats narratifs qui envoûtent les humains et leur donnent des droits exorbitants, souvent criminels, de traiter des êtres vivants comme des choses : les cachalots brûlés sur le pont du Péquod, les corps des esclaves pendant la Traite, les corps des déportés dans les camps ; tout se fond dans mon esprit en un long cortège de vies traitées comme choses. Et je reprends ici, de mémoire, un dessin de Joseph Bau...

Ainsi brûlent, dans mon esprit, les corps des baleines sur le Péquod. L'usine, à l'arrière-plan du dessin de Bau, c'est aussi - à mes yeux- le navire d'Achab. Les hommes avec les fusils, les matelots du Péquod ; et ce qui se dégage dans le ciel, une fresque de morts qui se lie à d'autres morts ... Lisant Moby Dick, je vois ces corps absents qui forment le peuple fantomatique des vies traitées comme choses. Je pense : voilà où nous nous tenons, dans cette ère des absents que la marche en avant vers le Capital et de la Technique - des encodages de la modernité - a rejetés du côté des objets. Les mots de Melville sur les existences baleinières, les échos de l'histoire biblique de Jonas, l'ombre de ce " grand poisson " qui le déposa sur la grève... s'associent à cette vision ; je ne la mentionne pas pour égaliser - animal = humain. Dans mon esprit, les formes de vie demeurent éthiquement distinctes, mais, comme la science nous l'apprend de façon incontestable, je sais aussi qu'elles sont matériellement liées. Et j'en reviens alors à ce constat sans cesse vérifié que, chaque fois qu'une entité de la nature, qu'elle soit minérale, végétale, animale ou humaine est traitée comme un objet, elle risque de connaître ce sort-là : celui de la soumission ou de la destruction ; Telle est la violence de la découpe fictionnelle des modernes : d'un côté, la vie, et de l'autre, une mort plus ou moins programmée. Et avec ça, ce vertige, quand le socle de l'habitabilité de la Terre se dérobe, sous nos morts, sous nos langages...

Au lieu de la découpe moderne,
l'horizon de vies entrelacées.

Camille de Toledo | Une histoire du vertige

Camille de Toledo, " L'horizon indien de l'Occident (VII) " in Une histoire du vertige, Éditions Verdier 2023, pp.158,159,160.

Camille de Toledo | Une histoire du vertige

Sa biographie selon son → éditeur Verdier


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