Le barattement des cyclones

Publié le 22 janvier 2023 par Les Alluvions.com

Dans le second volet d'Avatar, The Way of Water, la créature animale la plus spectaculaire  - et aussi la plus essentielle pour l'intrigue - est sans conteste le tulkun. Sorte de cétacé géant de près de cent mètres de long, doté d'une très grande intelligence et de vives capacités émotionnelles, il aurait développé aussi une philosophie pacifiste qui prohibe l'agression et le meurtre. Autant dire que les tulkuns, malgré leur aspect redoutable, ne sont pas des Moby Dick. Oui, tous... sauf un. Payakan, mis au ban de la communauté tulkun car considéré comme un tueur. C'est lui, le proscrit, le réprouvé qui sauvera Lo'ak, traqué par un vrai monstre océanique. Lo'ak qui lui aussi, comme par hasard, se sent incompris de sa famille et surtout de son père. Et c'est leur amitié qui permettra in fine la victoire sur ceux "venus du ciel". 

L'amrita, récupérée par les chasseurs de tulkuns


Et l'une des raisons du retour de ces méchants humains sur Pandora est précisément liée aux tulkuns. Le biologiste Ian Garvin a découvert, en disséquant un cadavre des leurs, qu'à la base de leur cerveau était produite une substance dorée, surnommée amrita, qui a la propriété de stopper complètement le vieillissement humain. Inutile de dire la valeur de cet exotique élixir de jouvence, dont la commercialisation permet de financer largement les expéditions sur Pandora. La RDA (Ressources Development Administration), organisation non-gouvernementale (qui serait en somme la version surmultipliée de la milice Wagner de Prigojine), a lancé ses unités blindées marines à la chasse aux tulkuns. Le bijou technologique utilisé dans les Cet-Ops (Cetacean Opérations) est le Sea-Dragon, sorte de requin machinique dans les entrailles duquel prendra lieu le final titanesque (ou faudrait-il dire titanique) du film. 


Bon, ceci dit, ce nom, amrita, m'a mis aussitôt la puce à l'oreille, et j'ai envoyé un message le lendemain à mon étudiante en sanscrit, ma Violette retournée in Paris, que l'amrita était tout bonnement un terme sanscrit signifiant "immortalité". La notice de Wikipedia nous dit ceci :

"L'Amrita ou Amrit (sanskrit : अमृत; pendjabi : ਅੰਮ੍ਰਿਤ; tibétain : བདུད་རྩི་, Wylie : bdud rtsi.) est, dans le monde indien, un nectar d'immortalité comparable à l'ambroisie1. Elle est la boisson des deva, les dieux de l'hindouisme qui leur a donné l'immortalité. Amrita ou amrit signifie littéralement en sanskrit « non-mort » ; de « a » privatif exprimant la négation et de « mrit » ou « mrita », mort. Le terme est généralement traduit par « nectar d'immortalité ». Amrita est utilisé dans les Védas pour désigner le soma, une boisson hallucinogène utilisée dans certains rites."*
Mais il y a plus. Le terme même d'avatar est lui-même lié au sanscrit et à la mythologie indienne. Allez, hop, pardonnez la paresse en ce dimanche matin, re-Wikipedia :

"Dans le vishnouisme, un avatar (अवतार, avatâra, en sanskrit « descente », au sens de « descente du ciel ») est l'incarnation d'une divinité sur terre, en réponse à un besoin du rétablissement du Dharma

« Pour la sauvegarde du bien, déclare Krishna dans la Bhagavad-Gîtâpour la destruction du mal et pour le rétablissement de la loi éternelle, je m'incarne d'âge en âge. » (IV, 8).

Les enseignements d'un avatar, correctement appréhendés et graduellement mis en pratique par l'humanité, élargissent sa compréhension du sens de la vie et contribuent à son avancement sur le chemin de l'évolution."

Ainsi les avatars de Vishnou seraient au nombre de dix, connus collectivement sous le nom de dashâvatâras (Krishna et le Bouddha en seraient deux exemples). Le très sérieux Dictionnaire historique de la Langue française nous apprend que le mot était connu en Europe dès le XVIIe siècle (1672, néerlandais autaar ; anglais avatar, 1784), "et son extension pour "métamorphose" apparaît dans une traduction de l'anglais (Lettres de Walter Scott, 1822). Puis il est précisé que "l'influence probable de aventure et plus tard, argotiquement, de avanie, jointe à l'ignorance de l'origine, a conféré au mot, toujours employé didactiquement  au sens hindouiste d'"incarnation, réincarnation", la valeur familière de "mésaventure, malheur", probablement vers la fin du XIXe siècle (1916, chez Barbusse)."

"Varaha avataraAlbum de 200 illustrations des Dieux des IndiensPar le brahmane Svami, peintre
Madras, 1780Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, OD-46 - Cat. RH 301(3)© Bibliothèque nationale de France
L'homme à la tête de sanglier est la troisième incarnation de Vishnu.
Selon un récit mythologique du déluge, un démon aurait enlevé la déesse de la Terre, Pritihivi. Pour aller la rechercher au fond de l'océan et attaquer le démon qui la retenait prisonnière, Vishnu prit la forme d'un énorme sanglier. Ayant triomphé du démon, il ramena la déesse sur la Terre, mais pour qu'elle puisse à nouveau porter des êtres vivants, il l'aplanit et la divisa en continents." (Texte BnF)


Les avatars du film de Cameron ressortent donc plus du mythe originel que de l'acception récente du mot. Sans être des divinités, les avatars sont des corps Na'vis clonés et génétiquement modifiés, pilotés par des "drivers" humains qui vivent à travers ces corps, en étant inconscients de leur propre enveloppe humaine quand ils sont connectés.

A propos de connexion, dans l'article précédent, j'avais rapporté cette résonance observée après la séance de cinéma avec le film Saint Jacques Gay Lussac de Louis Seguin. Lui-même en écho avec Saint Jacques La Mecque de Coline Serreau. Or, j'avais chroniqué ce dernier film il y a deux ans presque jour pour jour, en janvier 2021, sous ce seul titre de "A". La lettre était en effet un élément important du film, porteuse de plusieurs coïncidences, notamment avec la parution de "A" l'oeuvre majeure du poète américain Louis Zukofsky.

De cet avènement du A, je vois bien entendu le prolongement dans ces mots si denses en A : Avatar, amrita, et autre Payakan.



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* La notice dit aussi que "L'amrit illustre le mythe du Barattage de la mer de lait, selon lequel les dieux, à cause d'une malédiction du sage Durvasa, perdirent leur immortalité. Ils barattèrent alors la mer de lait pour en extraire le nectar d'immortalité. Une fois celui-ci trouvé et bu, il leur permit de regagner leur immortalité et de défaire les démons, notamment grâce à Vishnou qui les avait éloignés pour qu'ils ne puissent pas eux aussi en consommer."

Le Barattage de la mer de lait, Inde, Rajasthan, 18e siècle, gouache sur papier, ancien fonds, MG 8480

On y trouve trois animaux : l’éléphant blanc, le cheval et la vache considérés dans les mythes de l’Inde comme des animaux investis de pouvoirs magiques et symboliques.


Ce barattage m'évoque ce passage, qui m'a toujours subjugué, d'Un roi sans divertissement de Jean Giono, au tout début du roman :
"Le col de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable qu'une vieille galerie de mine abandonnée et le versant du Diois sur lequel on débouche alors c'est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut ; des glacis de roches d'un mauvais rose ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin, en terre, l'entrechoquement de ces immenses trappes d'eau sombre qui s'ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones." (p. 11, éd. Folio)

Jean Giono (qui disait avoir la mer en horreur), fut, soit dit en passant, le co-traducteur de Moby Dick. 

Giono en montagne (photo André Caspari).