GIL JOUANARD
Ma vie entière aura été celle d'un nomade casanier.
" Enfant déjà ", je ne décollais pas du dessus de lit vert
pomme où me clouait la lecture de récits de " voyages
lointains. " Puis j'ai fini par voyager moi-même, poussé
hors de mon trou par les hasards bien prévisibles de la
vie. Mes rêvasseries tellement sédentaires m'ayant écarté
de tout souci du lendemain, je fus imparablement pris
au dépourvu quand la bise fut venue, c'est-à-dire très
tôt, au moment du décès de mon père, lequel fut de son
vivant si bon mais si peu attentif à l'égard du vagabond
qui perçait sous le paresseux. Ainsi, j'échouai sur le quai
d'une gare en beaucoup moins de temps qu'il ne faut
pour le dire. Et longtemps le quai des gares fut, pour
simplifier, ma demeure principale. Et moi, le casanier, je
n'eux d'autre recours que de voyager.
Je fis donc, le plus souvent sans emploi, quelquefois
nanti d'un emploi provisoire ou fragile, le tour de pas
mal d'Europe et un peu d'Afrique, celle du Nord, au
moment où, bien entendu, les gens de ma nation et de
ma culture fuyaient les rivages de celle-ci.
Trimballé par le sort, par les dieux ou par le fameux
coup de dé, si ce n'est plus modestement par mon insou-
ciance et mon imprévoyance, ainsi que par mes mœurs
de rentier sans rentes, je vis donc du pays, jusque dans
les Amériques, et m'y habituai à apprendre des rudi-
ments de langues, muet le plus souvent, mais l'oreille
aux aguets et les deux yeux hors de mes poches.
Ainsi en moi s'épaissit sans que je le voulusse la géolo-
gie du bourlingueur ordinaire. Simultanément, écrire est
devenu une façon de donner un peu de consistance à ce
rêve éveillé. Sans l'écriture, ma personne aurait fini par
se dissoudre dans l'irréalité.