Illustrations Gwen Guégan, éditions Le chat polaire
Que retiennent les boîtes noires des trajets de vie interrompus, de la désintégration des corps, des points de suspension dans les carnets de voyages miraculeusement retrouvés ? - L'expertise aveugle des données informatiques laisse un grand vide, " le grand bûcher du vide ". C'est ce grand vide qu'interroge le dernier livre d'Estelle Fenzy, comme au sortir d'une zone de turbulence, ou au souvenir brûlant de la disparition d'un proche dans le crash d'un avion de ligne. La tendresse, en état d'urgence !
Trou noir ! Les corps réduits en charpie deviennent plus effrayants que la mort elle-même : " bras jambes visages / et sous la peau viscères désaffectés / misérables / si pathétiques // que même les loups / n'en voudront pas. " Celle qui reste muette : " Qui trouvera / la boîte noire de mon crâne / avec dedans les restes de // mon existence. " L'auteure se revoit petite fille marchant seule en bord de mer... On devine son drame intérieur : " Heureusement / maman / est morte ". Et, d'une métaphore transparente, il s'agit de combler l'absence : " Je te ferai des signes // oiseau à la fenêtre / rose rescapée de l'eau / cristal sus ton pas... " Ailleurs, d'autres passagers disparus, de quel vol interrompu, de quel trajet en automobile, sont évoqués avec la douceur de l'appel des mères à la prudence, l'inquiétude de ceux qui attendent un signe qui, parfois, ne viendra pas car : " Je bruine / je brume / j'averse / je pluie // de cendres / et de sang // je pars en fumée. " Les proches, survivants, sédentaires, s'identifient au cercueil volant, portent le chaos en eux : " je suis cet avion / ses ailes brisées. " Ou encore : " N'être plus / que tripes et boyaux / cris vomissures. " Les voix se confondent, comme les cris, étouffés par le crash ! Jusqu'au soulagement paradoxal, en guise de chute : " Nous voilà / épargnés du triste // de ne pas partager // la fin. " Estelle Fenzy exorcise le drame intime en le multipliant, en poète, comme porte-voix de l'angoisse universelle de la perte brutale à la longue absence...
L'ouvrage, publié dans l'élégante collection du chat polaire que dirige Marie Tafforeau, est délicatement illustré par Gwen Guégan, de traces et lignes sensibles qui font écho aux mystères non élucidés, aux énigmes du poème : " Qui / pourrait dire / ce qui survient / ce qui trébuche dans la poitrine / quand l'imminence de la fin // le temps réel de la mort collective // Qui quoi // sinon les yeux de l'autre sur le siège à côté. "