Magazine Nouvelles

Ariel Spiegler | Le mélange de l'eau | Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 21 février 2023 par Angèle Paoli

Ariel Spiegler | Le mélange de l'eau | Lecture d'Angèle Paoli

Il y a quelque chose de déroutant dans la poésie d'Ariel Spiegler. Comme des décrochages dans la marche du vers, une brisure dans le rythme ou dans les associations d'images. Une cheville qui lâche à un moment de la lecture et crée un froissement, une torsion. Demeure cependant, attaché à la mémoire ou à la coloration du recueil, Le Mélange de l'eau, un sentiment d'étrangeté, peut-être teinté de nostalgie. Quelque chose semble avoir été brisé, qui nourrit le désordre intérieur associé au désenchantement du monde. Les espaces, brouillés de brumes, se confondent. Effacements des traits et des lignes. Pourtant s'opère soudain un changement sensible qui délivre l'esprit de sa " prison ancienne " et conduit vers la " guérison ". Avec le recul de l'" écharde ", vient " La Liberté ". " Le monde offert en amandier ". Et la réconciliation apportée par l'amour fou.

Certains poèmes de ce recueil sont très brefs, concentrés sur eux-mêmes en quelques vers ; d'autres beaucoup plus longs déroulent leur histoire.
Le Mélange de l'eau est dédié à Étienne, À Étienne tout l'amour, que l'on retrouve associé à Juliette. Qui sont-ils ? Ils sont là, comme d'autres encore : Chantal Lapeyre, Pierre, Marianne Rötig, Fabrice Paulin, les " parents ", Étienne Paulin, lui aussi poète. S'agit-il du même Étienne ? Sans doute. Car l'on retrouve son nom à la fin de l'ouvrage sous la rubrique " Remerciements ".


Chaque poème est annoncé par un titre, le plus souvent mystérieux car rien au premier abord dans le poème ne vient en confirmer le choix. Il arrive que ce titre à usage unique (le terme n'est jamais repris dans le poème) soit polysémique et qu'il défie l'interprétation première. Ainsi du poème intitulé " Le Bassin ". Ce bassin, non situable ans un espace donné, est-il cet ouvrage ornemental, réceptacle de l'eau de pluie, que l'on trouve dans les jardins ? On pourrait le croire. Mais dès les premiers vers, le jeu lexical, le glissement habile du sens propre au sens figuré, conduisent vers une tout autre réalité et une tout autre interprétation. De " l'intérieur des vagues " (début du poème) aux " vagues de douleur " (fin du poème), les " parturientes " sont semblables " à l'Océan ". L'unité du poème, dans sa grande concision, n'en est pas moins admirablement assumée.

Le titre du poème n'est donc pas un appui. L'eau, en revanche peut-être. Elle est omniprésente, qui draine le recueil, polymorphe. Eau vive, libre et naturelle ou eau civilisée. Canal, verre, salle de bain, baignoire, pont et port, fontaines... Pluie larmes mer torrent... vagues soulevées par la bourrasque, couleurs et sel, méduses et saumons. Odeurs. Et Lesconil, dont le nom ne laisse rien paraître mais qui se situe quelque part en Bretagne, au bord de l'Océan. C'est peut-être là, avec l'eau, le fil à tirer. Ainsi que celui de la tristesse, engendrée par une fêlure, présente d'emblée dans les interrogations, mises en exergue, empruntées à deux sonnets de Shakespeare :

" Toi musique à entendre,
pourquoi entends-tu la musique tristement ? "

" Pourquoi m'as-tu promis un si merveilleux jour, m'as-tu fait partir
en voyage sans mon manteau... ? "

Tristesse et déception. Incompréhension, même, devant les mystères de la vie. Peur et angoisse. Accepter, dès lors, d'avancer, tâtonnant, sur la ligne de faille de la poète. Avec des vers qui disent un peu, sans vraiment dévoiler. À la recherche d'émotions tremblées, tendues vers ce qui grince du jour ; un paysage évasé, qui va decrescendo vers son rétrécissement, puis la chute, après le condensé des images.

" Les voiles des bateaux s'obstinent à claquer
Même à l'heure de la sieste
Dans la mansarde sombre
Papillons de l'été
Lyrisme tombé comme un clown
On sort son ennui en quignon de sa poche
Voici l'eau calme dans un verre " (" L'Après-midi ")

Le poème d'ouverture - " Réel "- confirme une partie du titre. À l'impression d'une confusion annoncée vient s'ajouter celle de la déception :


" Fallait-il donner un nom
À cette vie si mélangée ? "

" On la croyait parfaite
Beauté aux dents de travers. "

Les décalages sont nombreux dans les poèmes. Ainsi du poème " Décalage ", justement, qui joue sur l'irruption de l'inattendu dans un décor pourtant marqué d'irrégularités. Le poème s'étire dans sa durée énumérative. Tout cet univers clos inclus en six vers. Après-midis bourgeois, " figés dans les assiettes " ; atmosphère cossue, confortablement ritualisée et parfaitement ennuyeuse. Puis, entre la strophe inaugurale et la suite, un blanc annonciateur du décrochage, marqué par le tempo de l'horloge ; et le verdict, qui passe inaperçu à l'assemblée :

Personne ne l'a remarqué. "

C'est peut-être de cet écart cruel entre des réels juxtaposés mais séparés, et indifférents les uns aux autres, que vient une part de la déchirure. Une déchirure associée au commencement. Ainsi la poète écrit-elle dans " À l'aube " (on ne peut s'empêcher d'entendre et de penser " à l'eau ")

" C'est toujours la musique
La déchirure et tout commence "

Et d'interroger, dans le poème suivant - " Retour du soir "-

Il y a quelque chose de désespéré dans ce constat répétitif d'éternité.


Il faut remonter en amont pour rejoindre la ligne d'horizon qui sépare le temps :

" Tout commence avant le réveil
Avant ce qui est bleu... "

Quelque chose a existé, dans un ailleurs, dont l'adulte cherche à retrouver la forme consolatrice :

Et soudain, l'éclaircie. Non pas immédiate. Il reste encore des pluies battantes, des brouillards. Mais à nouveau surviennent les vers de Shakespeare, annonciateurs de guérison :

À partir de ce moment, quelque chose de paisible, de rasséréné prend place dans les poèmes. Le voyage a commencé avec la neige. Il se poursuit avec le printemps. La rencontre a eu lieu. Dès lors, la vie prend ses aises, se déroule, bienveillante, intérieur / extérieur. Chaque chose trouve sa place sous le regard apaisé et confiant. Le recueil se clôt dans la douceur, sur un poème lumineux, offrande à la vie et à l'amour : " Vivre avec eux ".

Ariel Spiegler | Le mélange de l'eau | Lecture d'Angèle Paoli
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli


Retour à La Une de Logo Paperblog