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Frédéric Benrath | Alice Baxter | Ces petits tas d'ombre et de lumière (Correspondance)

Publié le 27 février 2023 par Angèle Paoli
Frédéric Benrath | Alice Baxter | Ces petits tas d'ombre et de lumière (Correspondance) "Que nous soyons deux à porter la réflexion sur la peinture,
tu es seule à écrire comme je suis seul à peindre.
Je souhaite que ma peinture soit à ton écriture
ce que cette dernière est à ma peinture,
quelque chose d'assez rare et d'exceptionnel " Frédéric Benrath | Alice Baxter | Ces petits tas d'ombre et de lumière (Correspondance)

Frédéric Benrath à Alice Baxter, 8 juillet 1978

Frédéric Benrath | Alice Baxter | Ces petits tas d'ombre et de lumière (Correspondance) ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________

Après un premier volume consacré essentiellement aux écrits théorique du peintre Frédéric Benrath, paru aux éditions du Grand Tétras en 2014, Alice Baxter, amie intime de l'artiste, écrivaine et critique d'art, poursuit la publication de ses textes avec Ces petits tas d'ombre et de lumière, une partie de leur correspondance " croisée " et " choisie ", à l'ETC/L'Atelier contemporain. Elle nous permet ainsi d'approfondir notre approche d'un artiste et de son œuvre à travers une expérience humaine partagée où se confondent l'art et la vie avec la mort. Ces lettres, magnifiées par la langue, et profondes dans le questionnement et la pensée, montrent la qualité du regard et de la parole d'Alice Baxter sur l'œuvre du peintre, grand épistolier lui-même. Leur échange fort de plus de 500 courriers, s'étale de 1969, date de leur rencontre, à 2007, date de la mort du peintre. Celles retenues dans le livre par l'autrice témoignent d'une double initiation et d'un grandissement, car les deux correspondants épousent au plus près la vérité d'une vocation et le partage d'un lien passionnel, artistique et intellectuel, souvent tourmenté mais toujours authentique. Sa nécessité produit ce dialogue vital que n'arrêtent pas les métamorphoses du sentiment et les intermittences du temps.

Comme le remarque Christopher Lucken dans sa préface éclairante de l'ouvrage, Frédéric Benrath a toujours vécu son aventure picturale comme " une aventure adressée " et il a eu tout au long de sa vie une correspondance très riche avec ses amis, mais il a trouvé sans doute en Alice Baxter une interlocutrice privilégiée et fidèle, d'une grande finesse d'esprit. Leur compagnie est d'exception, comme l'a été à sa manière celle de l'écrivain Jean-Noël Vuarnet avant une mort dont l'artiste parle comme d'un " cataclysme, le pire qu'il a dû endurer ". Convaincu que " l'œuvre se mérite ", autant pour celui qui la regarde que pour celui qui la crée, Frédéric Benrath est admiratif de ce qu'Alice Baxter lui renvoie sur sa peinture mais aussi de ce que leur échange inespéré suscite en lui et fait bouger. Dans une lettre de juin 1976, il lui précise : " Voyant mes tableaux [...] tu pénètres ce qui les constitue, tu les rends " existants ". L'artiste, souvent rongé de doute et affrontant les abîmes, vit ici dans " un chassé-croisé " de travail, de solitude et d'accompagnement incarné. Cette circulation de lettres, presqu'ininterrompue jusqu'aux années 90, leur permet de vivre un amour secret, en s'appuyant sur les axes fondamentaux de leur être-au-monde. Au cours du temps, Alice Baxter, , qui a été foudroyée par un des
Violet d'Égypte de Benrath et a déjà renoncé à être peintre, fait de sa langue d'épistolière et de critique un apprentissage exigent et un plain-geste de création : " T'écrire, c'est aussi écrire ", lui confie-t-elle. Pour l'artiste, qui lui-même a renoncé jeune à la poésie, cette correspondance devient une nourriture indispensable pour l'exercice de sa pensée et la mise en mots de son art. Peut-être aussi est-elle un rempart pour repousser un toujours possible effondrement, au moins dans ses débuts. Leur correspondance est donc vécue par chacun d'eux comme la " matière d'une utopie " et le véhicule d'une conversation irremplaçable. Ainsi forts d'une présence, proche ou lointaine selon les années, ils ont pu poursuivre opiniâtrement leur recherche pour faire advenir la part créatrice de leur être et accomplir leur destinée singulière.
Essentiel donc pour mieux cerner la personnalité d'un peintre comme Benrath, tout entier voué à un art " qui le tue " et " le fait renaître ", ce livre, où s'interpénètrent de façon consciente ou inconsciente le masculin et le féminin, nous fait donc entrer dans son espace corporel, psychique et culturel et dans l'intensité de sa pratique, toujours reliée à la force d'Eros et de Thanatos. Homme mélancolique, souvent hanté par le suicide, l'artiste exorcise ses failles en se mettant en état de les transcender : " Je ne suis rien et ma peinture n'exprime rien sinon un parfum d'amour et de mort ". Alice Baxter, qui, malgré son jeune âge, a mesuré immédiatement la valeur artistique de celle-ci et le place " dans la lignée des plus grands ", le soutient avec lucidité, et un respect, une liberté rares. Si Frédéric Benrath voit en la peinture " un acte désespéré ", il en fait aussi " un combat " dont il affronte les tensions et les souffrances. Il relate magistralement ses errances de voyageur en quête d'origine, de sens et d'infini. La peinture, lui écrit-il, " est un jalon vers cet ailleurs prodigieux que nous fait pressentir l'amour ". Cette aventure de création, absolue, n'est pas sans risque puisqu'elle met en jeu la vie dans son essence. Elle débouche sur une lumière qui est salut. Dans cet ouvrage, celle qu'il a rebaptisée Alice y tient le fil des mots et lui la palette des couleurs. La voie à suivre, pour lui la peinture ou pour elle la littérature, devient la pratique indispensable pour maintenir le fragile équilibre de leur être, sans jamais occulter l'énigme, matérielle, charnelle et métaphysique de l'existence.

Comme le montrent de nombreuses lettres, la pensée de Benrath est empreinte d'une grande culture et il aimait transmettre celle-ci. De l'art primitif à la peinture italienne ou à celle du classicisme français, jusqu'à l'art le plus contemporain, le peintre a exploré toute l'histoire de la peinture et l'a méditée. On ressent dans son œuvre les grandes influences, comme celle de Monet, de Turner, ou plus tard de Rothko. Alice Baxter, quant à elle, évoque son apprentissage personnel, leurs visites au musée, analyse ses découvertes des grands maîtres au gré de ses élans, mais aussi leurs lectures partagées : Kafka, Celan à qui Benrath dédie une œuvre, Duras, Lacan, Artaud, Kundera, Cioran, et tant d'autres ... le champ est trop vaste pour en parler ici. Le peintre a toujours lié étroitement littérature et peinture, on en retrouve l'écho dans les titres de ses tableaux et la réalisation de ses livres d'artiste, comme dans sa correspondance. Le romantisme allemand y tient une grande place : entre autres, Hölderlin, Novalis et Kleist pour la poésie, G.D. Friedrich pour la peinture. " Il faut porter en soi le chaos pour engendrer une étoile qui danse ", citée très souvent par Benrath, la philosophie de Nietzsche irrigue sa pensée. En Allemagne, il a trouvé son pseudonyme, une reconnaissance artistique et des espaces de haute contemplation dans des paysages comme Sils-Maria ou des œuvres comme " Moine au bord de la mer " de Friedrich dont le pouvoir émotionnel l'aspire et l'inspire.

Essentiel donc pour mieux cerner la personnalité d'un peintre comme Benrath, tout entier voué à un art " qui le tue " et " le fait renaître ", ce livre, où s'interpénètrent de façon consciente ou inconsciente le masculin et le féminin, nous fait donc entrer dans son espace corporel, psychique et culturel et dans l'intensité de sa pratique, toujours reliée à la force d'Eros et de Thanatos. Homme mélancolique, souvent hanté par le suicide, l'artiste exorcise ses failles en se mettant en état de les transcender : " Je ne suis rien et ma peinture n'exprime rien sinon un parfum d'amour et de mort ". Alice Baxter, qui, malgré son jeune âge, a mesuré immédiatement la valeur artistique de son œuvre et le place " dans la lignée des plus grands ", le soutient avec lucidité, et un respect, une liberté rares. Si Frédéric Benrath voit en la peinture " un acte désespéré ", il en fait aussi " un combat " dont il affronte les tensions et les souffrances. Il relate magistralement ses errances de voyageur en quête d'origine, de sens et d'infini. La peinture, lui écrit-il, " est un jalon vers cet ailleurs prodigieux que nous fait pressentir l'amour ". Cette aventure de création, absolue, n'est pas sans risque puisqu'elle met en jeu la vie dans son essence. Elle débouche sur une lumière qui est salut. Dans cet ouvrage, celle qu'il a rebaptisée Alice y tient le fil des mots et lui la palette des couleurs. La voie à suivre, pour lui la peinture ou pour elle la littérature, devient la pratique indispensable pour maintenir le fragile équilibre de leur être, sans jamais occulter l'énigme, matérielle, charnelle et métaphysique de l'existence.

Comme le montrent de nombreuses lettres, la pensée de Benrath est empreinte d'une grande culture et il aimait transmettre celle-ci. De l'art primitif à la peinture italienne ou à celle du classicisme français, jusqu'à l'art le plus contemporain, le peintre a exploré toute l'histoire de la peinture et l'a méditée. On ressent dans son œuvre les grandes influences, comme celle de Monet, de Turner, ou plus tard de Rothko. Alice Baxter, quant à elle, évoque son apprentissage personnel, leurs visites au musée, analyse ses découvertes des grands maîtres au gré de ses élans, mais aussi leurs lectures partagées : Kafka, Celan à qui Benrath dédie une œuvre, Duras, Lacan, Artaud, Kundera, Cioran, et tant d'autres ... le champ est trop vaste pour en parler ici. Le peintre a toujours lié étroitement littérature et peinture, on en retrouve l'écho dans les titres de ses tableaux et la réalisation de ses livres d'artiste, comme dans sa correspondance. Le romantisme allemand y tient une grande place : entre autres, Hölderlin, Novalis et Kleist pour la poésie, G.D. Friedrich pour la peinture. " Il faut porter en soi le chaos pour engendrer une étoile qui danse ", citée très souvent par Benrath la philosophie de Nietzsche irrigue sa pensée. En Allemagne, il a trouvé son pseudonyme, une reconnaissance artistique et des espaces de haute contemplation dans des paysages comme Sils-Maria ou des œuvres comme Moine au bord de la mer de Friedrich dont le pouvoir émotionnel l'aspire et l'inspire. " L'illimité mugit en moi et autour de moi/ O comment alors ne serais-je pas brûlé par la soif / de l'éternité ? ", ce poème de Nietzsche éclairant, il l'envoie, lors d'un séjour à Portofino, à Alice Baxter. Elle-même évoque les voyages mentaux, où, par les intuitions d'un corps-esprit, et en submersion dans la couleur, il translate l'eau et le ciel, la neige et le sable, la montagne, ses brumes et ses gouffres dans la peinture, mais jamais, précise-t-elle, d'une façon naturaliste.

Car ce que cherche à saisir Frédéric Benrath, c'est l'irreprésentable. Le réel, dans son œuvre est à trouver " au bord des limites ", écrit-il à A. Baxter, ou " en-deçà et au-delà de la réalité et du rêve ". Ce que " l'œil-main-sexe " de l'artiste lève dans la confrontation à l'espace de la toile, ce sont " des tumulus de couleurs ", des ombres habitées de clartés, des feux surgissant du noir. La ductilité de la matière épouse les vibrations de l'air, déborde les lignes d'horizon, appelle l'invisible et les profondeurs cosmiques. Le peintre, alors " absent de ce qui existe ", " peint ce qui n'existe pas ". Il travaille le vide, la blancheur et les reflets sans fin du noir, le gris insaisissable, le Tremblé ou le nœud. Ses " Deltas Lumineux " sont ouverts en abîme, ces nuées apparues pour mieux disparaître, comme ces " Archipels " que commente Alice Baxter en 1981. Fusion des états et des tonalités relevée aussi par J.N. Vuarnet dans Deus sive Natura, la traversée de Benrath est celle du désert, " du transfini ", de l'informe que sert l'usage de la térébenthine qui dilue les couleurs. Elle est aussi celle d'une ouverture aux contraires : " J'ai un bonheur de mort en moi ", écrit-il à A. Baxter. Comme C. Lucken dans sa préface le montre, Alice Baxter écrit que son œuvre est sans cesse balayée par un questionnement métaphysique. Sa peinture prend en charge toute l'angoisse et toute la douleur qui l'habitent et elle la transforme en énergie vivante, sombre ou joyeuse sur la toile. Peut-être pour rejoindre ce " oui démesuré " dont parlait Blanchot, ou aussi suggère Anne de Staël dans sa postface en parlant du rôle de la correspondance, pour " rétablir l'équilibre avec une conscience prise de haut sur lui-même. "

On pourrait encore beaucoup dire sur cet échange passionnant entre Frédéric Benrath et Alice Baxter dont les destins se sont unis pour faire résonner dans une œuvre le désir amoureux et créateur " d'un corps qui va vers un corps " et trouve " les hautes tonalités de l'âme ". Chacun d'eux au service de la vie, de la beauté et du sens nous font accéder à la vraie humanité de ceux qui luttent par tous les moyens d'un langage " pour respirer dans l'air libre ". La grandeur de l'œuvre de Frédéric Benrath, " au croisement des gouffres et des songes " procède d'une contemplation de l'espace et de la couleur mais aussi de la nudité de l'être livré au mystère du réel, du désir et de la finitude. Sa rencontre avec Alice Baxter, muse devenue écrivaine, est vécue dans une forme d'union qui n'empêche pas l'altérité ni la séparation, mais réaffirme, malgré toutes les " Zones d'insécurité ", la force vivante qui réunit féminin et masculin pour entretisser, comme l'écrit Anne de Staël, peinture et écriture " à travers ce qui d'un infini humain est sans retour ".

Frédéric Benrath | Alice Baxter | Ces petits tas d'ombre et de lumière (Correspondance)


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