Un mois sans écrire ici. C'est que la nécessité n'y était pas, n'y était plus. J'ai lu (beaucoup), mais rien ou presque n'appelait à un écho dans cet espace. Et ce n'était pas grave, je ne me suis jamais astreint (sauf pour le projet Heptalmanach) à une régularité de publication. Cependant, pourquoi le nier, une sorte de manque grandissait chaque jour. Je n'avais rien à dire mais je savais aussi que c'est en écrivant que souvent les choses adviennent, dont l'on n'aurait jamais su qu'elles étaient là, présentes, subreptices, en embuscade dans un repli de la conscience. A un moment ou à un autre, je ne doutais pas que le fil se renouerait, qu'une nouvelle sente s'ouvrirait dans le fouillis des jours. Et cela vint, en effet, grâce à un essai emprunté à la médiathèque, Tant de désir pour si peu d'espace, de Karl Ove Knausgaard, sous-titré L'art d'Edvard Munch, publié chez Denoël en 2022.
Sur Edvard Munch, j'avais beaucoup écrit ces derniers mois, et c'est pourquoi je n'avais pas résisté à l'appel de ce livre. Quant à Karl Ove Knausgaard, l'écrivain norvégien, j'avais lu de lui en 2021 Fin de combat, le sixième et dernier volume de son cycle autobiographique. J'en avais été impressionné, j'y avais fait allusion dans un article à la date du 12 janvier 2021, consacré au Malheur indifférent de Peter Handke, et j'avais même précisé qu'il s'agissait d'un livre important sur lequel je reviendrai dans un prochain billet. Et puis, comme souvent, ce ne fut qu'une velléité, j'avais emprunté le livre là encore à la médiathèque, je ne l'avais donc plus sous la main, d'autres pistes se sont ouvertes et je n'y suis plus revenu. Mais j'avais un peu comme une dette vis-à-vis de Knausgaard, et je fus heureux de le lire à nouveau dans cette méditation sur Munch, son illustre compatriote. J'y ai retrouvé la
même sincérité désarmante que dans son autobiographie, mais je ne veux pas ici en faire la chronique, ou même un semblant de résumé, non, je veux l'aborder par un détail, qu'on pourra très légitimement qualifier d'anodin. Il se situe dans un paragraphe des pages 176-177 :
"Beaucoup d'autres peintres au Pultosten venaient de la campagne, c'étaient des fils de meunier qui pensaient que devenir peintre leur permettait d'échapper au labeur consistant à porter des sacs de farine de cinquante kilos. Je pense par exemple à un garçon aussi modeste que Skredsvig, qui était si heureux d'être capable de peindre, de rester assis à jour avec ses pinceaux. Munch, lui, était issu de la bourgeoisie culturelle et nourrissait des ambitions à la fois pur son compte et au nom de sa famille. Son oncle était tout de même P.A. Munch, le célèbre historien. En 1927, Edvard visite Rome et peint là-bas la pierre tombale de son oncle au cimetière non-catholique. Le sentiment familial est présent. Il faut penser que Munch sent qu'il représente la famille."
A cet instant, quelque chose fait tilt : ce cimetière non-catholique je viens juste de le rencontrer. Dans un autre livre récemment parcouru, Le Célibataire absolu de Philippe Bordas (lui aussi trouvé à la médiathèque, ô bienheureuse médiathèque, pourvoyeuse de tant de bienfaits !). Un récit-essai consacré à Carlo Emilio Gadda (1893-1973), écrivain italien, de la stature de Joyce et de Céline, et dont Bordas est comme hanté depuis l'âge de vingt ans. Or, si je connais Gadda, ce n'est que de réputation, je n'ai jamais rien lu de lui, et je ne suis pas le seul apparemment, puisque Bordas lui-même se désespère parfois de trouver autour de lui, dans son entourage proche, d'autres aficionados de l'écrivain, reconnu comme un des plus grands mais peu lu même par les Italiens. D'ailleurs, passant ensuite à Arcanes, le rayon consacré à la littérature cisalpine est vierge de Gadda, et ce n'est qu'à la médiathèque que je dénicherai de lui un seul et unique roman, L'affreuse embrouille de Via Merulana.
Carlo Emilio Gadda (8 juillet 1960)
Mais venons-en au cimetière non-catholique, dans le Testaccio, dit aussi cimitero degli Inglesi, car il se trouve que c'est en cet auguste lieu que repose Gadda. En novembre 2000, nous raconte Bordas, "les restes de Gadda avaient été transférés de la nécropole anonyme de Prima Porta jusqu'à cet ossuaire de prestige où reposaient John Keats et Percy Shelley, Gramsci et maints artistes, penseurs et poètes, schismatiques divers, affiliés au protestantisme. La capitale lombarde avait réclamé les cendres de l'écrivain abandonné derrière les fausses fleurs en plastique de Prima Porta. Le maire de Milan voulait inhumer le Grand Lombard près de Manzoni. Mais c'est la Giuseppina, peu avant sa mort, qui avait eu le dernier mot : Gadda lui avait confié vouloir être enterré à Rome. Ni à Longone, près des siens. Ni à Milan. Et c'est la gouvernante qui avait décidé, seule contre tous, de son site d'éternité." (p. 417)
La visite de Bordas à ce cimitero acattolico di Roma lui confirme le peu de ferveur qui s'attache aujourd'hui au nom de Gadda : le gardien reste immobile et muet lorsqu'il l'entend prononcer, mieux, aucun visiteur n'a réclamé la tombe depuis des années. Tombe sous l'ombrage et la protection d'un agave immense : "Plus personne, écrit Bordas, ne s'intéressait à Gadda, ni le libraire français, ni le gardien du cimetière ; personne, sinon ce cactus dressé face au visiteur qui, toutes épines dehors, réclamait le respect dû - étymologiquement du moins, le mot "agave", agauos en grec ancien, signifiant "digne d'admiration"."
Est-il besoin de préciser que l'existence de ce cimetière non-catholique ne me fut révélé qu'à travers ces deux passages de livre, on l'a vu, presque synchrones ? Est-il possible maintenant d'aller au-delà de cette simple rencontre a priori fortuite ?
Reprenons. Munch se rend à Rome en 1927 et peint la tombe de son oncle historien. Le tableau est visible sur Wikimedia Commons.
Huile qui fut précédée d'un dessin :
Or, c'est précisément en 1927 que Gadda place l'histoire contée dans L'affreuse embrouille de via Merulana (plus connu sous la première traduction de son titre : L'affreux pastis de la rue des Merles). Et ce n'est pas une date comme une autre, ainsi que le souligne son traducteur, Jean-Paul Manganaro : "Son but est d'inscrire ces événements de moeurs et de crimes en 1927, à l'intérieur même de l'ère fasciste. La dictature mussolinienne est à l'oeuvre depuis 1922, et à cette époque elle a déjà dépassé la crise provoquée par le meurtre - qui en quelque sorte l'a fondée - de Giacomo Matteoti en 1924 (...)."
Autre convergence, spatiale celle-ci : l'oncle de Munch, Peter Andreas Munch, est enterré à Rome car c'est dans cette ville qu'il mourut en 1863, à l'âge de 52 ans. Il y était venu à la recherche de documents sur le Moyen Age norvégien, et il fut l'un des premiers non-catholiques à accéder aux archives du Vatican. C'est aussi à Rome que meurt Gadda, en 1973, cent dix ans plus tard, une ville qu'il connaissait bien pour y avoir travaillé dans les années 30 en qualité d'ingénieur électrotechnicien au Vatican.
Je m'arrête là pour aujourd'hui. J'ai bien prévenu, cette histoire de cimetière c'est juste un détail. Mais j'ai envie de creuser dedans, fossoyeur à l'envers, profanateur peut-être, on verra, ou pas.