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Michaël Glück | Mensch | Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 08 mars 2023 par Angèle Paoli

Michaël Glück, mensch,
Éditions Faï fioc 2023

Lecture d'Angèle Paoli

Michaël Glück | Mensch | Lecture d'Angèle Paoli

" peuple de sable et de cendres. "

Ce livre est le dernier. Et pourtant il n'est pas le dernier. D'autres l'ont précédé et d'autres le suivront. Dans l'œuvre de Michaël Glück qui en est l'auteur, mais peut-être aussi dans l'histoire de Ce livre. Ainsi l'auteur de C'est dire que le poète reprend sans cesse le creuset babélien qui est celui de son histoire, liée à l'Histoire du peuple juif. Et à ses origines. En même temps qu'elle donne au poète à décrypter les signes et les généalogies, cette Histoire le tient dans son étau, celui du " ghetto " d'une écriture ancestrale, énigmatique, secrète, ritualisée. Unie à l'ancestrale tradition. Depuis les commencements. Quels commencements ? Quelles origines ? Celles qui sont apparemment consignées dans Le livre. Avec une majuscule sur le déterminant et non sur le substantif " livre ", comme c'est habituellement le cas pour désigner le Livre saint. Pourtant, ce livre-là existe aussi, dont le nom de Bible est assimilé un peu plus loin par dérision, sans doute, à un " bibelot " ; " a mensch interroge-t-il l'histoire " du livre " qui est le sien tout en s'inscrivant / ou en l'inscrivant dans le sillon hérité de ses ancêtres.
bibel, recouvert de cuir avec des dorures et des reliefs qu'on aurait pas dit une Bible... "

Ce qui frappe d'emblée dans ce texte, c'est l'ambiguïté du propos, construit sur des contradictions binaires. Lesquelles reposent sur le fait d'être d'un seul tenant attaché à ce récit millénaire et désireux de s'en séparer. Quelque chose qui tient d'un impossible miracle se dit, s'explore et s'écrit dans mensch.

" L'histoire n'est pas le devenir, disait une marge du livre. Elle en est le verrou. "

L'écriture - continuation et reprise du récit par l'écriture-même - permettra-t-elle de lever le verrou ?

Rien n'est moins sûr. En effet, prenant le relais de l'aveugle qui semble guider le récit, le poète confie dans la phrase du texte qui clôt le recueil - à l'insu - :

" Mais voulant vous parler de ce livre ... je m'aperçois que la tentation affleure d'écrire un autre livre... "


Le livre dont il est question ici et qui alimente tous les propos et discussions, tire son existence d'un doute, d'une supposition selon laquelle Il serait dû à une " erreur de transcription ". Ce qui apparaît dès l'incipit du recueil :

" Il aurait existé une première version du livre qui commencerait ainsi : L'histoire ne dit pas ce qu'il devint. " Phrase reprise un peu plus bas par " L'histoire ne dit pas ce qu'elle devint ".

IL/ELLE ? Ici commence la querelle, sur l'effacement de IL par ELLE. Querelle étonnante, inédite et énigmatique, qui va animer les débats, plaisanteries, confrontations et commentaires divers entre les différents protagonistes de mensch. Il semblerait, selon les dires d'une voix que c'est dans ce mystérieux glissement de IL ILLI ELLE (je ne peux m'empêcher ici d'entendre le ELI ELI du psaume 22) que se joue la " partition " / " parturition " de l'énigme. Laquelle se confirme dans l'affirmation réitérée que " le livre avait une odeur de femme ". Ou encore " que le livre était la danse ou le chant d'un parfum de femme. " Mais tout ce que l'on sait, tout ce qui se dit, tout ce qui se conteste ou se dispute est sans cesse remis en question. De sorte " qu'on ne peut se fier à l'erreur d'un typographe qui avait imprimé Origyne, pour conclure que le livre est une femme ".

Le livre - issu " dans le bégaiement d'une syllabe intraduisible " (s'agit-il du tétragramme imprononçable de YHWH ?), - et ses interprétations multiples, le plus souvent contradictoires, sont le point focal du recueil de Michaël Glück. Le livre est celui de ce peuple qu'il mène du commencement de son histoire jusqu'à sa propre fin. Le livre est celui dont l'aveugle du recueil détiendrait " le dernier état ", lequel lui aurait été transmis par son auteur et son maître Ytzaak Weiningen. Autour de l'histoire d'Y.W se trame la narration, dans ses fluctuations transmises à l'assistance, famille, descendance et amis qui entourent l'aveugle. Il incarne la figure du poète (de l'aède ? du devin ? du rhapsode?), lui qui déclare : " Voici le livre des prières, celui que mes yeux voient. "

Chacun à tour de rôle devient le passeur d'un livre dont nul ne sait s'il a réellement existé. Les narrations se succèdent, reprises et transformées à l'envi. Et la chaîne des hommes qui se trame peu à peu est celle de l'esprit de la Genèse. Le livre dont il est question, qui alimente disputes, interprétations, études, et autour duquel planent tous les doutes mais qui continue à drainer les récits successifs, sera nommé finalement, vers la fin de ce mensch au titre énigmatique.

Le récit occupe 4 sections séparées par une page blanche, 5 avec le texte final - à l'insu - sur lequel se clôt le recueil. Cinq sections, donc, comme les cinq chapitres qui composent la Torah, finalement explicitement nommée comme seront nommés au fil du texte les membres de la communauté qui commentent le livre, de narration en narration. Ytzaak Weiningen ; sa femme Rosa ; Chlomo, leur fils ; Iacob Schumacher ; Sarah ; Deborah, Sourèlé ; Anna ; Brindèlé...

" Qu'est-ce que tu dis ? demandait Sourèlé. La voix roulée, la voix enroulée dans les rouleaux de la Torah, la voix emmaillotée, orpheline du chant. "

Le texte est donc polyphonie, qui fait entendre des voix qui interrogent, s'interrogent. Sur les mots, les noms, les règles, les rituels liés à l'existence (non-existence du livre). Le rapport à l'Histoire. Au déni de l'histoire, au refus d'appartenir à cette histoire :

" Nous ne sommes pas les héritiers d'une histoire. "


Les interprétations circulent, ratiocinations et radotages, se transforment au gré des commentateurs, des sages et des profanes, tous également porteurs de leur judaïté. Les mots roulent dans leur parenté phonique : porte / emporter /déporte ; signée/saignée/ ; verrou/verrue ; charnière/charnier ; partition/parturition ; visage / village ; lue/tue ...

Indépendamment des questions d'historicité et de sens qu'il soulève, le texte, est beau et envoûtant. Bouleversant et beau, qui procède par métaphores et par paraboles. Ainsi de celle du livre et de la mer Rouge :

" Toutefois plusieurs écoles s'interrogent encore sur l'usage que fait ce texte d'un texte plus ancien. L'une d'elle conteste l'interprétation selon laquelle la traversée de la mer Rouge est traversée du livre. L'aveugle approuvait le point de vue de cette école en disant que le livre n'est pas fait de multiples pages mais d'une seule... "

" [ L]e corps de l'aveugle se déracinait au point que, même aux jours de pluie, nul ne pouvait lire son pas dans la boue du sentier. Il danse sur la terre pour les moissons d'un autre pain, aurait dit un certain David, dont on ne sait rien. Ytzaak Weiningen avait dit que le livre n'était pas une terre... "

Le texte est poésie et chant. Récit régulièrement interrompu par des poèmes (en italiques) tout aussi singuliers que l'ensemble de la narration. Se laisser porter, alors, par leur rythme, leur prophétie mystérieuse. Se laisser rouler par leur houle narrative, dans le suspens momentané de ce qu'elle draine avec elle. Ainsi de ces deux quatrains :

Mais les chants et les poèmes portent avec eux la marque du poids de l'énigme et de la souffrance qu'elle impose :

" Le jour de ma naissance des oiseaux furent cloués sur mes yeux, c'est pourquoi je chante dans le chant de Déborah. C'est pourquoi je vois avec sa voix. " Dit " Rosa Weiningen qui rapportait ces paroles après la mort de l'aveugle. "

Les questions se transmettent comme des leitmotivs qui rythment le déroulement des paragraphes et des chapitres ; à la manière des hommes à l'étude dans les écoles talmudiques. Ou à la manière des exégètes-érudits, infatigables commentateurs de la Torah. Paroles psalmodiées, prières et mélopées propres à ce peuple qui chante mais qui est condamné à vivre dans et par le livre qui le tient sous sa coupe.


" Il n'y a pas le livre dans le livre mais la sortie du livre dans le livre. Mais de quel livre est-il ici question ? demanda l'un. Que veut dire ici ? demanda l'autre. Et que faut-il entendre par sortie ? dit un troisième. Ils attendent encore le quatrième. Ce quatrième, disait l'aveugle auquel Ytzaak Weiningen avait conté autrefois cette histoire, ce quatrième est peut-être celui qui porte les réponses ou bien celui qui pose la question des questions. Ou encore, avait-il dit en tournant son visage souriant vers Ytzaak Weiningen, c'est peut-être celui qui conte cette histoire. "

Ce qui complexifie encore le texte de ce récit mis à l'épreuve, c'est la question du temps.

" Quel est le temps du livre ? demandait-on à Chlomo. Quel est ce temps en effet, disait Ytzaak Weiningen, son père, ce temps qui brûle chaque lettre du livre, ce temps où chaque lettre du livre résiste au feu du commentaire..."

Avec la question du temps vient le mélange des époques. Temps pesant des origines lointaines et des exils, temps des lois qui ont inscrit un peuple sous le poids des traditions religieuses - la fête du cédrat de Soukkot, le châle des prières, la pierre du temple...

" Chacun de nous porte dans sa bouche une pierre du temple, avait dit Iacob Schumacher ".

" Dans la boue où il y avait eu un village. Où il y avait eu des visages. "

Temps récents des " valises de l'exode ", des déportations et des convois vers les camps de la mort. Temps des " noms brisés sous les pierres, les pierres effacées sous leurs noms effacés. "
Il arrive que par combinaisons subtiles de vocabulaire, les époques se rejoignent, cousues entre elles par le choix des mots :

" Judith qui avait vu ce cahier, disait qu'un soldat les avait déjà lues, qu'il avait gommé les dièses, qu'il les avait gammées "

Le temps qui coud les pages entre elles construit un sillon qui perdure et qui emprisonne son peuple de longue date et pour longtemps encore, semble-t-il.

Temps de la mémoire de l'histoire mais qui s'inventerait une autre forme de mémoire :

" Il aurait existé une mémoire qui serait oubli de la mémoire, oubli des morts et de la répétition des morts. Une mémoire, antérieure à l'horreur, antérieure à la terreur qui se souvient et feint d'oublier. Il existerait une mémoire qui ne raconte pas, qui ne fait pas d'histoire. Mais cette mémoire, aurait dit quelqu'un dont le nom n'a pas été retenu, cette mémoire est mémoire à venir.


Et ce poids mémoriel nourrit la révolte de certains des commentateurs, qui est peut-être aussi celle de Michaël Glück. Pourquoi continuer à subir une vie construite sur la mémoire ? ou sur la langue d'une contre-mémoire, laquelle s'insurge, refuse ce qu'elle continue d'imposer au vivants ?

L'on doit à Itzaak Weiningen, quelques temps avant sa mort, cette interrogation troublante, qui devient aussi la mienne et porte en elle les contradictions qui la caractérise :

" Non un peuple du livre, mais un peuple issu du livre. Comment sortir ... de ce ghetto d'un livre à la fois enterré et délivré sous l'autorité des commentaires ? Livre qui fuit de toutes parts, lettres qui désertent le livre ? "

La question perdure, qui continue d'animer les membres des écoles hassidiques. Elle perdure aussi " gentilment " dans mon esprit de lectrice perdue entre les mailles savamment tressées par le poète de mensch.

Comment ne pas être portée par ce texte inspiré, écrit " à l'insu " justement de celui qui l'a écrit ? Ainsi Michaël Glück poursuit-il à son corps / esprit défendant ce qui est consubstantiel à sa personne. Ajoutant aux commentaires déjà existant sa propre contribution, il ajoute sa propre pierre à l'édifice, même si c'est pour le contourner, le remettre en question, le contrer et se défendre de son emprise.

Quant à moi, quelle légitimité est la mienne pour rendre compte de ce recueil ? Aucune. Aussi m'en remets-je à la beauté d'un texte qui me happe et me bouleverse. Comme me bouleversent aussi les versets bibliques. Et mensch, dans tout cela ? Qui était-ce ? Un musicien originaire d'Odessa ? Un peintre rencontré par l'aveugle ? Un fils de Iacob parmi ses fils innombrables ? Peut-être mais peut-être pas. Un homme perdu dans le " nomade's land " de son " peuple de sable et de cendres. " Personne. Ou peut-être tout simplement a mensch. Un homme.

Michaël Glück | Mensch | Lecture d'Angèle Paoli

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