Marie de la Tour et Taxis | Souvenirs de Rainer Maria Rilke

Publié le 10 mars 2023 par Angèle Paoli

Ph. Angèle Paoli, Le rocher de Duino ( 2018)

De retour à Duino, je restai encore un peu de temps seule avec Rainer Maria Rilke, tous les autres étant partis. Je voulais mettre de l'ordre dans la maison, ranger beaucoup de vieilleries et faire certains inventaires qui manquaient. Ce que cela amusait notre ami de fouiller dans toutes les armoires, grandes et petites, dans les commodes et les tiroirs, d'ouvrir de grands cartons où se trouvaient soigneusement rangés voiles, dentelles, écharpes ayant appartenu à ma mère et à ma grand-mère, et conservés par nous avec dévotion et amour.


Rainer Maria Rilke voulut absolument dresser lui-même quelques-uns de ces fameux inventaires, et encore à présent, dans notre château de Bohême, où je pus emporter à temps une partie de ces souvenirs fragiles et précieux, je trouve entre les batistes brodées, entre les mouchoirs diaphanes et les points de Bruges et d'Alençon, des listes qui portent la petite écriture fine que j'admirais. Puis, il y eut encore un autre travail que le poète entreprit avec enthousiasme.

Dans le salon rouge où, malgré les pastels de Liotard, Mme Duse* quand elle y entra la première fois s'était exclamée "
Che fondo di Tintoretto ! ", se trouvaient deux vitrines que Rainer Maria Rilke voulut ranger lui-même : la première, très grande, venue d'Espagne, d'une forme pratique mais toute spéciale, entièrement en écaille, et bronze doré, doublée à l'intérieur de velours incarnat. Nous décidâmes d'y placer nos plus belles porcelaines, Vienne et Saxe surtout, quelques statuettes anglaises, des éventails, des miniatures, l'une très belle - un bracelet entouré de diamants, le portrait de la comtesse de Chambord, dont ma mère avait été l'amie fervente et préférée ; puis une autre encore de l'impératrice Marie-Ludovique. Celle-ci enchantait le poète parce que comme j'en possédais trois de la même souveraine, nous avions pu constater que celle que j'avais trouvée à Weimar était absolument authentique. Et absolument aussi, ce devait être un cadeau de l'Impératrice à Goethe...

Il n'y a pas de hasard, répétait le Seraphico avec conviction. Cette petite miniature que vous ave reconnue tout de suite, vous a reconnue elle aussi. Elle devait se mettre sur votre chemin, chère Princesse, et vous deviez l'acheter, elle s'y attendait Vous vous rappelez qu'un bonhomme, un touriste quelconque, entra dans la boutique pendant que nous y étions. Il a regardé la miniature, il l'a même prise en main. J'en ai eu la chair de poule et - tout de suite- vous avez fait un signe à l'antiquaire qui comprit et déclara qu'elle était déjà achetée : et nous l'avons emportée en triomphe, car elle devait venir à Duino, la miniature de Goethe, et y passer cet hiver avec moi, - ajoutait-il en souriant un peu.

L'autre vitrine, que je mentionne, beaucoup plus petite, était destinée, comme disait le poète, à tous les " petits objets de la femme " : et nous les avions cherchés dans toute la maison ces petits objets ! Notre première découverte fut un recoin caché, que je ne connaissais pas. Il s'en trouvait encore dans notre vieille maison où l'on savait trois chambres murées depuis des siècles, mais dans ce dernier petit recoin une demi-douzaine de gentils petits pots de fard avec leurs houppettes, tout en ordre parfait, et sur la fine porcelaine des amours ailés et l'inscription : " Leroux, fournisseur de la Reine ". Puis suivaient des flacons de toutes formes en cristal, en vermeil, de très jolies boîtes, des corbeilles minuscules, des étuis d'émail, de nacre ou de galuchat, une boîte ravissante, pleine de soies de toutes couleurs, et encore beaucoup de miniatures, portraits de famille pour la plupart, entre autres ma mère et ses sœurs, toutes jeunes et l'une plus jolie que l'autre. J'ai pu emporter tous ces objets à Vienne, et il n'y en a pas un qui ne me fasse penser à cet être d'exception et de génie qui pouvait être parfois si délicieusement enfant.

Ce furent de belles journées, douces et tranquilles ; mais le temps passait, il me fallait partir bientôt. Rainer Maria Rilke se préparait à ce long hiver de solitude complète , il s'en réjouissait et le sentait nécessaire, ce que je comprenais parfaitement, malgré mon regret de quitter le
Seraphico.

Les derniers jours, nous fîmes encore quelques promenades dans le voisinage et nous nous rendions de préférence à ce qu'on nommait le parc aux cerfs (les cerfs ne s'y trouvaient plus depuis des années). Dans les anciens temps, ce devait avoie été un bois sacré, dont les restes existaient toujours ; la vieille route romaine venant au Timavo passait devant la haute porte monumentale de cet enclos rempli de chênes verts. Ces ilex, très beaux, très vieux, très touffus, paraissaient avoir gardé une sorte d'horreur sacrée dans leur solitude absolue et leur silence. Je crois que nos gens en avaient un peu peur et ne s'aventuraient guère derrière la haute muraille qui environnait le parc. Aucun être vivant ne semblait plus y errer depuis que l'on avait éloigné les daims, à cause du manque d'eau et de fourrage - j'en étais toujours impressionnée dans mon enfance. Oui, c'est vraiment un peu
uncanny sous les ilex, mais Rainer Maria Rilke et moi y retournions toujours.


On se rendait alors en premier lieu à une petite clairière vers le milieu du parc, une clairière toute seulette ; quatre chemins y conduisaient, et au centre s'élevait un pavillon minuscule entouré de colonnes, tandis que vers la mer qui miroitait à travers les branches (le terrain dévalait jusqu'aux rochers de la côte) s'érigeaient deux grandes statues à haut piédestal, des femmes voilées s'appuyant sur des urnes de pierre ; les oiseaux se taisaient, aucun bruit d'ailes ou de pas ne frémissait dans le parc abandonné ; plus qu'ailleurs l'atmosphère de rêve s'imposait dans cette partie de Duino où les rêves vivaient toujours.

Et voilà que subitement le
Seraphico conçut une idée à laquelle je ne l'attendais pas le moins du monde. Est-ce que ce ne serait pas encore plus parfait de vivre ici, dans le parc, sous les ilex, au lieu que dans le château même ? J'en fus vraiment médusée. Jamais personne n'avait habité la maisonnette. Il ne s'y trouvait que deux petites pièces vides (jadis on y remisait le foin et la paille pour les daims) ; en outre aucune possibilité de chauffage, un petit être très défectueux dans une des chambrettes, pas un meuble, pas d'eau dans le voisinage, et impossible de loger qui que ce soit pour servir le Seraphico. Mais tout ceci lui importait fort peu. On pourrait prendre au château quelques objets indispensables, et il n'aurait besoin de rien, de rien du tout, ni d'eau, ni de serviteur, ni de cuisine. L'idée d'habiter dans le bois sacré, avec les statues voilées ne le quittait plus... vivre avec les statues, les rêves et les ombres...

*Eleonora Duse (1858-1924) était née à Chioggia, sur la lagune de Venise, d'une famille de comédiens ambulants. Durant sa liaison avec D'Annunzio elle habitait chez son ami le peintre russe Alexandre Wolkoff. " Quel fond digne du Tintoret ! ", s'exclame la Duse, par référence aux rouges caractéristiques du peintre vénitien.

Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs de Rainer Maria Rilke, Avant-propos de Maurice Batz, Arfuyen, " Les Vies imaginaires ", 2023, pp. 64, 65, 66, 67, 68.

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