J'espérais qu'en démarrant ma note de lecture, j'aurais une explication du titre à vous offrir ; eh bien finalement non, mais cela ne va pas m'arrêter ni m'empêcher d'essayer de vous communiquer l'envie de lire cet excellent quatrième roman de David Rochefort (toujours dans la Collection Blanche de Gallimard).
Beaucoup de choses distinguent des (déjà très différents entre eux !), dont en premier lieu la construction, j'y reviendrai. Mais on y retrouve avec énormément de plaisir la marque de fabrique de l'auteur : une écriture élégante, acérée, implacable de justesse et de précision ; on retrouve aussi sa pertinence impitoyable (impertinence ?) dans la présentation des personnages, le récit de leurs activités, de leurs pensées, l'analyse de leurs décisions et de leurs actes.
Cette fois, pour la forme, c'est un roman coquille de noix : une histoire qui en contient une autre.
L'enveloppe, la coque, c'est le récit d' une journée particulière dans la vie d'un homme jeune, la quarantaine, divorcé, père de deux petites filles, écrivain qui n'écrit plus, à l'équilibre psychique fragile. Il est descendu à Marseille en tégévé pour aller chercher ses filles, et les ramène à Paris pour des petites vacances. Juste le temps d'un déjeuner houleux chez sa femme, et de repartir pour faire l'aller et retour dans la journée.
Et à l'intérieur (de la noix), qu'y-a-t-il ? Il y a le roman que veut écrire le narrateur pour regagner sa propre estime, mais surtout celle de ceux qui le regardent de haut et le déprécient. Se remettre à écrire pour étonner sa femme, et pour montrer de quoi il est capable au nouveau compagnon de celle-ci qui s'est moqué de lui. La vengeance d'un intellectuel homme bafoué...
Bien sûr, il fallait que je recommence à écrire. [...] Il ne me restait plus que ça de toute façon. [...] J'étais persuadé que mes romans étaient spirituels, et ils désespéraient mes lecteurs. Je pensais que mes personnages étaient attachants, par leurs fêlures, et ils apparaissaient comme des repoussoirs. Je trouvais mes histoires cocasses, et elles faisaient l'effet d'un anxiolytique mal dosé. [...] Si j'y retournais, les choses se passeraient différemment. Ce serait mon sixième livre et, d'une certaine façon, les choses sérieuses commenceraient à peine.
C'est comme ça que dans le train du retour, ses filles jouant à ses pieds sous la tablette du carré famille, tout en se remémorant les plus pitoyables épisodes de son existence, il se raconte ce sixième : l'histoire de la chute de la maison Nizard, la famille d'un professeur d'université à la veille de la retraite, son dernier colloque en Italie pays de sa femme Giulia, la décomposition de son couple au fil des ans, son fils veuf qui part en vrille, et sa petite-fille adolescente qui se construit sur des ruines affectives.
Un chapitre sur deux de Ce pays secret est imprimé dans une police de caractères sans sérif ( le voyage du narrateur à Marseille et retour) ; suivi par un chapitre avec sérif ( le roman qui s'écrit), et ainsi de suite. Deux romans en un seul qu'on pourrait en principe lire séparément (je vous le déconseille ab-so-lu-ment). Le dernier chapitre (sans sérif) recolle les deux narrations mais je ne peux en dire plus sans dévoiler la formidable résolution finale de la tension romanesque...
Toutes ces ombres qui s'animent dans nos têtes ont autant de réalité que celles qui s'agitent autour de nous.
Un meta-roman d'imagination sur... l'imagination
Ce qui suit sont des notes en vrac avec des citations et des extraits.
Vous pouvez les sauter et retourner à vos activités habituelles.
Merci de m'avoir lue jusqu'ici !
Il suffisait d'écrire un livre. Un petit livre. Avec des personnages vivants, qui emporteraient tout, qu'on écouterait comme on écoute son voisin parler dans le train, comme des compagnons de voyage.
C'est tout à fait réussi !
Je n'avais jamais cru qu'être écrivain serait un métier, une activité à temps plein. À l'époque quand on me demandait ce que je faisais dans la vie, je parlais de la fondation qui m'employait, j'entrais dans des détails trop précis sur le financement de la recherche publique ; mes explications ennuyaient tout le monde, mais je pensais que c'était la bonne réponse à la question qu'on me posait. "Dans ma vie", je n'écrivais pas.
Le narrateur ne fait pas dans l' autofiction. Les personnages de son sixième roman, il les crée en opposition, franche ou partielle, avec son vécu, ce qui est parfois encore plus révélateur, plus autofictionnel... On trouve évidemment des correspondances entre ce qu'il nous livre de son quotidien (chapitres Sans Sérif) et celui de ses personnages (chapitres Sérif). Par exemple ce téléphone années 70 en bakelite orange et cadran à trous qui est le symbole du mépris que lui porte sa femme depuis des années (je ne raconte pas pourquoi, exprès) : on le retrouve à Chevreuse chez les Nizard. Et tout comme le professeur dont il invente le personnage, le narrateur est un transfuge de classe, marié à une femme d'une origine sociale supérieure à la sienne. Le nouveau compagnon de son ex-femme a saoulé le narrateur - au propre comme au figuré - avec sa connaissance des vins bio : il fait du fils Nizard un caviste assez ridicule et lui réserve un sort peu enviable !
Ce schéma de liens écrivain-narrateur-personnages, je suis tentée de le transposer d'un cran, de l'extraire de Ce pays secret, une meta-fiction. Et si ça marchait aussi ? C'est plus difficile à dire... mais comme par hasard David Rochefort qui possède une solide formation universitaire ne se présente pas comme écrivain sur LinkedIn (son profil indique que son activité principale est dans l'édition de travaux de recherche, donc dans la non-fiction !). Il utilise tout de même le réseau social pour annoncer la publication de son quatrième roman ! Je sens que ma démonstration tourne court et débouche sur une évidence : qui peut douter que tout écrivain se nourrit de lui-même, de ses rêveries, même quand il en prend le contre-pied pour brouiller les pistes ?
À qui le narrateur adresse-t-il cet avertissement (à lui-même, à son "auteur" ?) :
Personne n'avait compris pourquoi j'avais renoncé à écrire, mais moi je le savais : on ne devrait jamais rencontrer ses lecteurs. On ne devrait jamais penser à ce que les gens imaginent de nous, sinon on deviendrait fou.
Henri Nizard
Lui, ne ment pas, n'invente rien, du moins pas franchement. Il ne fait rien franchement, toujours soucieux de préserver les apparences, son autorité, et surtout sa soi-disant notoriété d'universitaire en fin de carrière. Dissimulé, ombrageux, caractériel, sadique ! Surtout avec Giulia, son souffre-douleur.
Pendant des années, Henri avait maintenu les apparences de la vie que, plus jeune, il avait voulu mener. Bien sûr il y avait eu des ratés, des déceptions. Son fils Joffre était paresseux, s'était transformé en aventurier irrésolu auprès d'une belle-fille sans grâce et sans talent (Henri était incapable de comprendre le manque d'ambition. Il ne connaissait que deux sentiments capables d'élever l'Homme : la religion et l'ambition. Il était bien plus doué pour le second que pour le premier). Mais malgré ces ratés, il avait tenu son rôle pendant plus de trois décennies et là, dans cette chambre d'hôtel minable de Rome, avant d'aller parler dans un colloque sans intérêt, devant un auditoire de trente personnes environ - une dizaine d'intervenants bien obligés d'être présents en attendant leur tour de parole et quelques étudiants que leurs professeurs auraient forcés à venir -, c'était comme si Henri avait chaussé des lunettes magiques et voyait toute sa vie telle qu'elle était réellement, sans le discours qu'il pouvait porter dessus, sans la croyance qu'il pouvait prêter aux évènements de son existence.
Giulia
L'épouse sans profession du professeur. Elle ne s'est avoué (à elle seule) que sur le tard (quand son fils unique chéri a quitté le foyer) être malheureuse en ménage, harcelée, brutalisée, négligée. Pour se consoler, elle rêve à son enfance en Italie, aux vacances sur l'île de Ponza (son pays secret ?). Une femme solaire, franche et nature, cassée par son abominable époux... Pourtant le narrateur ne sera pas non plus aux petits soins pour elle et ne la ménagera pas, même quand elle aura enfin admis que son fils est un incapable dépourvu d'affect, désespérément médiocre.
Ponza possédait une aura magique qui ensorcelait Giulia dans sa jeunesse. La mer y était d'une couleur qu'elle n'avait jamais retrouvé ailleurs ; les promenades sur les chemins venteux avaient le goût de la liberté perdue. Elle était fière d'avoir insisté pour y emmener Lola presque tous les étés quand elle était enfant. Joffre devait travailler pour effectuer des remplacements durant les vacances, Élise préférait ne pas partir en août car le prix des locations était trop élevé pour eux. Lola embarquait donc avec ses grands-parents pour quelques semaines loin, bien loin de Gif-sur-Yvette. Henri s'enfermait dans une pièce qu'il avait réaménagée en bureau, et Giulia racontait à sa petite-fille de histoires fantastiques.
("raccourci" pour Georg-Friedriech, comme Haendel... le compositeur préféré d'Henri) Joffre
Le fils. Il est le personnage qui se raconte le plus d'histoires et qui croit à toutes. Il en raconte aussi aux autres, enchaîne les mensonges grossiers dans un mécanisme de cavalerie qui va l'engloutir et entraîner sa mère.
Mais personne n'est plus sincère qu'un escroc. Quand il se fait attraper, ses dénégations horrifient ou agacent les honnêtes gens ; pourtant, cela correspond à une certaine vérité : oui, celui qui détournait de l'argent pensait que tout s'arrangerait. Et de fait, en règle générale, tout finit toujours par s'arranger. Par ailleurs, l'escroc agit souvent par une sorte de moralité inconscient, inversée, faisant tout son possible pour que les autres l'arrêtent : ce qui finit par lui donner une force infinie, une confiance surhumaine, c'est que malgré ce comportement destructeur, malgré les risques qu'il court, il ne se fait pas attraper. En règle générale.
Lola
Elle est la belle-fille de Joffre qui l'élève depuis la mort de sa mère. Elle n'a donc pas de lien de parenté direct avec les autres Nizard. Son beau-père et ses grands-parents la regardent grandir (d'assez loin) avec tendresse, sans se douter du jugement qu'elle porte sur eux, ni de son envie de les fuir dès qu'elle le pourra. Elle a du mérite à rester "normale" et positive, calme et raisonnable, dans cet environnement familial toxique ! À la fin elle mentira un petit peu à son père, mais elle aura de bonnes excuses.
Lola n'avait jamais eu le sentiment d'avoir une famille normale : son père était toujours fourré dans des affaires auxquelles elle ne comprenait rien ; sa mère écrasée par l'anxiété, sortait à peine de chez eux en dehors des heures de travail et de ses rituelles randonnées. Lola regardait avec étonnement ces familles qui, derrière les vitres embuées, dînaient paisiblement. À qui pourrait-elle pardonner, et quels crimes pourrait-elle pardonner ?
Lola voulait ne rien devoir à personne. Lola voulait vivre sa vie, selon ses propres règles.
des histoires, encore des histoires, toujours des histoires...
On dit : raconter des histoires, se raconter des histoires, dire des fables, fabuler...
Le narrateur de Ce pays secret dit de lui-même qu'il est un mythomane, un rêveur, un affabulateur. Que sa vie rêvée, la vraie, c'est la littérature. Que moins sa vie est plaisante et plus l'écriture lui est nécessaire et agréable.
C'était à ma portée, c'était même tout ce que je savais faire : inventer des fables. Toute la journée, toute ma vie, j'inventais.
Mais peut-être que plus personne ne voudrait croire à mes histoires ? Il y en avait tant, partout, tout le temps.
Quand Céline disait , c'était pour mettre en avant l'importance du style l'emportant sur le sujet (pour lui) ; mais si on a les deux c'est encore mieux, non ? Et d'ailleurs les lecteurs de romans d'aujourd'hui en demandent toujours de nouvelles, des histoires. Il y en a même qui continuent à préférer ça à l'autofiction... comment ça, pas vous ?
L'âge d'or du roman fut aussi celui de la presse, entre le milieu de XIXe et le milieu du XXe siècle : en Occident, la population était désormais alphabétisée et, grâce aux progrès sociaux, disposait de temps libre. Les gens étaient comme des enfants qui demandent des histoires, toujours des histoires.
Mais aujourd'hui, que pouvais-je encore inventer ? Chaque jour, chacun lisait, entendait, voyait des dizaines, des centaines d'histoires. Il y en avait des courtes, dont on parcourait à peine les titres. Il y avait des histoires bêtes, dont la seule finalité était de fournir la brève matière d'un échange entre collègues ennuyés dans une cantine aux néons mal réglés. Il y en avait des longues, ces scandales qui s'étirent, se développent pendant plusieurs semaines, avec des protagonistes plus vrais que nature - l'ambitieux, le méchant, la victime - et tous les ressorts narratifs nécessaires à un bon récit : révélations, confrontations, dénouement. Il y avait les faits divers, les affaires politiques, les documentaires animaliers, les actualités culturelles, la dramaturgie du sport. Si l'on trouvait que les films étaient trop courts, on pouvait préférer les séries et ainsi, sous sa couette, à la fin d'une journée de travail, avoir la garantie de dizaines d'heures d'émotions pour quelques euros à peine. Si l'on avait une appétence pour le bizarre, le baroque, il existait pléthore de sites dévoilant de grands complots ou révélant des vérités cachées. C'était sans fin.
C'est le narrateur de Ce pays secret qui dresse cet état des lieux aussi juste que terrible ; je soupçonne qu'à cet endroit du roman, David Rochefort reprend la plume à son personnage d'écrivain (sans prénom).
portrait chinois d'un roman : et si c'était...
Je joue la facilité, je sais que ce n'est pas très sérieux de comparer des écrivains entre eux quand on est juste lectrice, mais c'est pour illustrer la qualité du plaisir que j'ai trouvé à lire Ce pays secret.
Alors, si c'était un roman britannique, ce serait un roman de David Lodge, Ian McEwan, Patricia Highsmith, Iris Murdoch. Ou Jonathan Coe, of course. Vous voyez le genre ? Des histoires pas forcément drôles mais traitées avec de la fantaisie et un humour ciselé. Avec une pointe d' acidité voire de cruauté, aussi.
Et si c'était un film ? Un film de Chabrol pour l'histoire de la famille Nizard, un film de Dominik Moll pour le voyage du narrateur.
>> elles et ils en parlent aussi (liens)
[à compléter]
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La paresse et l'oubli, 2010
Les trois parties du roman (Paris, Berlin, Coutainville) suivent la progression inéluctable du héros principal vers le destin qu'il avait anticipé confusément dès sa rentrée en terminale au lycée St James de Neuilly, au début du roman. De galère en échec, toutes illusions perdues, Benjamin Ratel le fataliste revient à son point de départ pour se laisser emporter par le vent mauvais d'une prédestination imaginée.
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Le point de Schelling, 2017
Une œuvre exigeante se construit avec ce second roman : un ton, un style, reconnaissables ; sans compromissions ou ménagement pour le lecteur il nous fait suivre des personnages complexes, romantiques modernes, à la limite de la folie ou de l'inadaptation sociale ; des vagabonds célestes ratés, épris de leur liberté, dont l'unique réussite est d'être nés de la plume magnifique de David Rochefort.
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Nous qui restons vivants, 2019
Écriture élégante et ironie subtile au service d'une réflexion pas facile mais profonde sur la transformation des souvenirs ; un beau sujet de philo illustré par la fiction ; tonalité grave atténuée par la loufoquerie de situations tragi-comiques.