Vue de Tolède

Publié le 16 mars 2023 par Les Alluvions.com

Je reviens sur Henri Alekan, et la dernière partie de son livre, qui s'intitule La lumière des peintres et celle des cinéastes. J'y reviens parce que j'y ai trouvé le même tableau qui ouvre Une histoire de vertige de Camille de Toledo : Vue de Tolède, du peintre Domínikos Theotokópoulos, plus connu sous le surnom de El Greco. Cette synchronie autour d'une oeuvre que je ne connaissais pas m'a donné envie de m'y attarder le temps d'un billet.

Je lis sur la notice de Wikipedia que El Greco a gardé ce tableau jusqu'à sa mort. Ce fait seul déjà me fascine. Pourquoi un peintre célèbre de son temps, qui a vendu moult tableaux, à des nobles et à l'Eglise, choisit-il de garder une oeuvre pour lui-même, sinon parce qu'elle concentre une sorte de quintessence de son art ? Je repense à qui n'en finit pas d'inachever les Nymphéas. Par ailleurs la notice n'est guère prolixe. Mais en ai-je besoin alors qu'Alekan et Camille (de Toledo, ce n'est pas un hasard) en parlent, semble-t-il, à suffisance ? Bien sûr, mais je vois à la rubrique Notes et références un appel, c'est le seul, vers un article archivé de Libération, Le Greco, étoile de Tolède. Allons-y voir, et tiens donc, c'est une vieille connaissance qui apparaît, Philippe Lançon, lequel chronique le 9 mai 2014 le 400ème anniversaire de la mort du peintre, qui se traduisit par une célébration en grande pompe dans la cité castillane, avec retour pour l'occase de Vue de Tolède de son home new-yorkais.

Lançon commence en rappelant que " Quand il était à New York, Hemingway se rendait au Metropolitan Museum et se plantait devant Vue de Tolède, "la meilleure toile de tout le musée, et Dieu sait s'il y en a de bonnes". Plus loin, il ajoute qu'Hemingway aimait tant le Greco qu'il en fit le peintre favori de Robert Jordan, le héros américain tragique de Pour qui sonne le glas : "Ailleurs, il écrit qu'entrer au Prado, c'est comme aller en Afrique à la chasse à l'antilope. Ces corps du Greco tout en mouvements et spirales, ces grands yeux extatiques, ce sont bien les antilopes de la Contre-Réforme. Elles courent vers Dieu sur fond d'orage. Vue de Tolède, avec ses verts furieux, ses bâtiments gris et son ciel noir illuminé par des éclairs, semble importer toutes les menaces pyrotechniques du divin tropique sur l'Espagne de Philippe II, comme une serre où paysage et passion seraient expérimentés. A gauche, les autres collines brunissent et se dénudent, rappelant l'aridité castillane sur laquelle se déposent, entre les tours médiévales, des jets de peinture blanche ressemblant à des ailes, à des linceuls ou, si on les regarde de près, à des figures écrasées de géants. La composition et l'architecture de la ville sont très précises et, comme Tolède a peu changé sur sa colline, vérifiables."

L'article de Lançon est, comme à son habitude, d'une belle facture, mais voyons maintenant ce que nous dit Alekan. Le Greco apparaît lors d'une étude sur les phénomènes orageux qui perturbent l'ordonnancement habituel de la lumière céleste, sur cette foudre qui surgit en se contrefoutant du " bel ordre solaire". Il cite alors Sergueï Eisenstein, qui s'est selon lui " particulièrement attaché à analyser chez les peintres ce qui caractérise l'"extraordinaire" de leur art afin de nous faire sentir combien sont proches les moyens expressifs des cinéastes et des peintres."

"Au sujet du Greco et de sa vision de Tolède, il cite ces propos de Jens Ferdinand Willumsen : "C'est en même temps un rêve né de sa fantaisie incandescente et incarnée dans un puissant duel de la lumière et des ténèbres à travers ce paysage et l'image de la fin des mondes. [...] Toute existence singulière se perd dans ce vestige* de fulgurances : les formes se dissolvent, se fondant dans l'informel. L'esprit a définitivement vaincu la matière et a transformé la nature en image de sa propre émotion."**

Alekan développe ensuite sa propre analyse :

"Ce qui est remarquable dans ce paysage, ce n'est pas seulement l'emprise émotive qui s'exerce sur nous, c'est le phénomène de superposition d'états de lumière successifs, qui sont ici conjugués sur une même surface comme autant de surimpressions : le déroulement du temps s'y trouve "comprimé", grâce au génie visionnaire du peintre, par des effets lumineux qui, dans la réalité, ne pouvaient se produire simultanément. Fulgurance des éclairs illuminant bâtiments et maisons à droite, à gauche, ou de face ; percées de lumière frappant les vallonnements selon la mobilité des nuages, coup de vent agitant frénétiquement les arbres et les buissons, grandiose découpe des nuages sombres chassés par la tempête dans un mouvement ascendant, lumière lunaire trouant le ciel de-ci de-là, nuages argentés ou roussâtres aux formes fugitives. On reste haletant devant cette dynamique de la lumière et des ombres, oppressante, tragique." (p. 324)

Alors que le peintre superpose des instantanés, le cinéaste ne peut que les juxtaposer, " laissant au spectateur le soin d'en faire une synthèse intérieure par un phénomène de "persistance mémorielle"qui assure une continuité à ce qui n'est qu'une succession d'images fugitives."

Autrement dit, c'est le spectateur qui prend en charge la narration, construit le fil rouge qui relie les images successives.

Or, cette histoire de narration nous conduit directement au propos de Camille de Toledo, qui introduit son Histoire du vertige par cette affirmation que les Vues de Tolède du Greco (il y en eut plusieurs mais c'est celle-ci qui figure dans le livre) sont contemporaines de la publication du Don Quichotte de Cervantes : " Don Quichotte, à sa façon, est l'annonciateur de notre condition vertigineuse, un dévorateur de fictions devenu lui-même être fictionnel hantant sa terre pour transformer ce qu'il y trouve. Il est l'image même de Sapiens narrans : un être qui croit plus aux récits qu'il tisse qu'aux épreuves de son corps et du monde."

Toledo nous incite alors à regarder la toile du Greco : la ville de Tolède - notre habitation humaine, dit-il - cernée par les ravins, le ciel qui menace. " Vois cette peinture, dit-il encore, comme une représentation de notre situation : nous autres, enfants de la modernité, enclos dans nos villes et leurs forteresses de signes. Vois sur cette peinture notre ville assiégée par une nature inquiète." Plus loin, il écrit que " nous vivons désormais au vingt et unième siècle dans une nature saturée d'encodages : un monde sur-écrit, réécrit, travaillé et usé par toutes nos biffures. Et ce ciel, ces ravins qui font le paysage de Tolède dans la toile du Greco se rappelant ici à rebours de nos encodages. D'un côté, la machine humaine lancée à l'assaut de la Mancha pour labourer la Terre de ses croyances. De l'autre, l'insistance de la Terre qui résiste à son exploitation narrative et, à travers la toile du peintre, fait acte de présence en imposant la durée du paysage, la découpe minérale des lieux."

Ceci posé, je doute. Je renâcle un peu à l'idée de cette Terre majusculée. Faut-il ainsi l'hypostasier ? La Terre est-elle consciente de résister à son "exploitation narrative" ? Faut-il parler de "durée du paysage"alors qu'Alekan a bien montré qu'il y avait non pas durée mais superposition d'instants ? La nature est-elle si inquiète que cela ? Pourquoi lui prêter cette émotion dont on peut même douter qu'elle soit éprouvée par les hommes - ceux qui se baignent dans le fleuve (cf. détail) le feraient-ils s'ils avaient vraiment peur de l'orage ?

Dans un prochain article, je reviendrai sur Tolède et le Greco à travers un autre tableau.

_________________

* Ce "vestige"me semble bizarre, et je me demande s'il n'y a pas là une coquille : "vertige" me semblerait mieux convenir.

** Jens Ferdinand Willumsen, La Jeunesse du peintre El Greco, Editions Crès, 1927, cité par Sergueï Eisenstein dans Cinématisme, Editions Complexe, 1980.