Lionel Ray | Chants croisés | Tombeau de Stéfan et de Salabreuil

Publié le 16 mars 2023 par Angèle Paoli

" La seule réalité du tombeau, croyez-vous, c'est la pierre, matière morte "

Tombeau de Stéfan et de Salabreuil


Le tombeau poétique. Hugo, Mallarmé (par exemple) célébrant
Théophile Gautier, Edgar Poe, Verlaine : acclamation, célébration, filiation.
Face aux modèles que je célèbre, je suis dans un rapport de filiation
mais en même temps à travers eux, je parle en secret à moi-même.
Ils donnent à entendre " sous les paroles l'air de la chanson " (Proust)
ou ces appels mystérieux que s'adressent les dormants d'une rive à l'autre
du songe. L'écriture du tombeau procède d'une lecture intérieure toute en
écoute et en échos.


Le tombeau-miroir accroche un toit, une fumée, des collines bleues, des
matins dans la neige, des jardins négligés, des noms, une histoire d'îles
lointaines, des jarres oubliées dans des ruines, des spectres ténébreux, des
paroles éteintes. J'écoute ce miroir qui est la musique même ou ce désordre
qui se met en moi lorsque chante cette porte ouverte sur l'infini et il me
semble que la pierre-miroir n'est pas assez large pour mes mots, pas assez
profonde pour mes songes. Et " que l'instrument s'accorde en prévision de
l'orchestre " ( Aragon).

La seule réalité du tombeau, croyez-vous, c'est la pierre, matière morte
et qui ne préserve rien, ce rien sans nom du non-être absolu, la poussière
de l'absence de sens. La seule réalité du tombeau, dites-vous, c'est la
pierre où sont gravés des noms, des dates, des " regrets éternels ". Paroles
communes sinon précieuses. Sous la surface il n' y a encore que surface.

tombe interminablement,
en marche vers nulle part,
corps absent pierre sans ombre.*

" Où est mon pays ? " disait le poète. Le jour m'apporta sa réponse à
deux voix. C'était sur le rayon le plus fier de ma bibliothèque, voisins, sans
rien qui s'intercale, pas de Savitzkaya, je ne sais où perdu : Salabreuil et
Stéfan. Sa et Sté, Sté-Sa, Stase. Beaux comme la rencontre sur la table des
vents d'une machine à foudre et d'une averse de fleurs, comme l'éclair du
lézard sur un mur outragé ou comme le bond aérien d'archaïques soleils...
Beaux comme un grand parloir traversé par les voix obscures de l'ardeur
et du désarroi.
Les lisant dans l'alternance, strophes et souffles mêlés, me baignant dans
leur fontaine, je me demandais à qui sont ces lilas ulcéreux, ces pluies froides,
cette forêt morte, cette barque ayant perdu sa chaîne, ce " vivre à l'obscur "
sous la neige des sapins, cet écorchement, ce mûrissement, ce pourrissement
et ces révérences agrestes, ce retrait dans je ne sais quelles interrogations, ces
escaliers d'illusions toujours descendus, toujours gravis, la symphonie des
vents et des grêles, sans rime ni raison on y vit de larmes et d'abandon, on
s'épuise dans l'âme lointaine des aubes, quelle amertume encore !... " Est-ce
du vent que tout cela ? " Et je n'ai pas dissocié depuis tant d'années où leur
aile se déplie, heureuse ou blessée, " le buvard du ciel mauve " de " l'artifi-
cieux pétunia ", tel " paysage limpide " où j'entends encore " le cri des animaux
obscurs " du " souriant miroir " des amants, et " ces longues robes d'aube et
d'ombre " des " coquilles du cri blanc dans la nuit mouillée " ou " la buée des
très anciens étés " de cette " averse blanche de la lune ".

Il y a quelque chose d'insoutenable dans les chants croisés. Ces nuits
debout qui échangent leurs signes. Tout ce qu'il y a d'infirme dans ces gestes
tendus l'un vers l'autre, cendreux, poudreux, chant du chien reniflant des
sacs d'ombre.
Ces déchirements dans l'arrière-pays de leurs poèmes dont on ne sait s'il
est celui des mots ou du silence. Ces encombrements comme d'une gare
affamée d'horaires avec trains en attente, affolement des quais, stridences,
piétinements. Est-ce que les mots et les morts se font signe, dans le travail
du temps, à des fins qui ne tendent à rien de formulable dans le giron de cette
interminable nuit, mère du monde ?

Jean-Jude-Philippe-Stéfan-Salabreuil : lequel abandonne à l'oubli ce
qu'il y a en lui de plus vivant, lequel ayant tendu les filets mentaux d'un
merveilleux langage pêche en eau troublée dans les aléas de la vague l'espoir
désespéré de vivre. Quand notre pourrissante époque ne sera plus que
sinistre grimoire à déchiffrer pour des générations heureuse (s'il s'en trouve),
peut-être restera-t-i ici ou là, le geste d'une bouteille lancée à la mer, leur
nom ayant pris le large comme une voile le vent, et de cette langue qui fut
la nôtre, obscurément, ces mots qui sont les leurs, brilleront, témoignant que
tout ne fut pas englouti, ni absurde, ni exsangue, et que tout n'alla pas valser
dans les cendres.

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Lionel Ray in Europe, revue littéraire mensuelle, mars 2023, pp. 131, 132, 133.

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*Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, 1993, p. 121.

Note de l'auteur : " Est-il besoin de rappeler que Jean-Philippe Salabreuil (1940-1970) fut l'auteur très apprécié (et particulièrement de Jude Stéfan) de trois livres de poèmes : La liberté des feuilles, Juste retour d'abîme, L'Inespéré (La différence puis Gallimard). Mort par suicide. Avait-il lu Cioran ? Jude Stéfan fut un lecteur assidu de ce moraliste ( De l'inconvénient d'être né, Syllogismes de l'amertume, etc.) que Salabreuil n'ignora sans doute pas.

→ → → → (sur le blog de Jean-Marc La Frenière) → (sur → (sur → (sur le site du Scriptorium) → (sur → (sur → (sur une page de Francis Collino) JEAN-PHILIPPE SALABREUIL

Source
■ Jean-Philippe Salabreuil
sur Terres de femmes
Il a neigé sur de l'aurore (autre poème extrait de L'Inespéré)
Un petit couloir (poème extrait de La Liberté des feuilles)
4 mars 1970 | Jacques Réda, Il s'est mis à neiger (hommage de Jacques Réda à Jean-Philippe Salabreuil)
■ Voir aussi ▼
une notice bio-bibliographique sur Jean-Philippe Salabreuil (rédigée par Francis Wybrands, auteur de la notice de l'Encyclopædia Universalis) et un choix de poèmes de Jean-Philippe Salabreuil La pierre et le sel) Jean-Philippe Salabreuil | " Au tympan de la terre où les ailes fleurissent. " (un dossier établi par Isabelle Lévesque) enjambées fauves) un poème de Jean-Philippe Salabreuil (extrait de La Liberté des feuilles) un autre poème de Jean-Philippe Salabreuil (extrait de La Liberté des feuilles)
La Littérature de partout, le blog de Tristan Hordé) deux autres poèmes de Jean-Philippe Salabreuil (extraits de La Liberté des feuilles) La Littérature de partout, le blog de Tristan Hordé) un poème de Jean-Philippe Salabreuil (extrait de Juste retour d'abîme) plusieurs poèmes de Jean-Philippe Salabreuil

J U D E S T É F A N

Source
■ Jude Stéfan
sur Terres de femmes
→ de mes " Entretiens " (extrait de Désespérance, Déposition)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Gallimard) la fiche de l'éditeur sur Que ne suis-je Catulle
→ (sur le site du Monde) La mort du poète Jude Stéfan, par Patrick Kéchichian
→ (sur Les Lettres françaises) Les caprices de Jude Stéfan, par Omar Berrada
→ (sur le site de la revue Esprit) Jude Stéfan. Exercices d'exorcismes, par Jacques Darras

L I O N E L R A Y

Lionel Ray au festival Voix Vives
de Méditerranée en Méditerranée (Sète)
le 27 juillet 2010
Ph. : Pierre Kobel
Source

■ Lionel Ray
sur Terres de femmes
→ Navigation interstellaire (poème extrait d'Entre nuit et soleil)
→ Tu cherches la lettre perdue (poème extrait de Syllabes de sable)
→ [Tu serais un arbre calme] (autre poème extrait de Syllabes de sable)
→ Viatique
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site des éditions Gallimard) la fiche de l'éditeur sur Souvenirs de la maison du temps
→ (sur Texture) une lecture de Souvenirs de la maison du Temps par Michel Baglin
→ (sur le site de L'Humanité) Lionel Ray lisant un extrait [" Théâtre "] de Souvenirs de la maison du Temps au festival Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée (Sète) le 24 juillet 2017
→ (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Lionel Ray
→ (sur le site de Poésie/première) une page sur Lionel Ray
→ (sur La Pierre et le Sel) " Lionel Ray, poète lyrique à trois têtes ", une contribution de Jean Gédéon