Magazine Journal intime

Les dents pourries (II)

Publié le 16 août 2008 par Didier54 @Partages

Le premier épisode est là.

Fin de l'épisode précédent :

Là, je maudis mon frère aîné qui n'a jamais voulu m'apprendre à faire les clins d'oeils. Car là, tout de suite, j'en ferais bien un, de clin d'oeil, juste pour apercevoir où je suis. Ca me semble moins compliqué qu'ouvrir les deux yeux en même temps. Je devine que des néons m'accueilleraient, de toutes façons, et la seule idée du blafâtre m'ôte toute envie d'en savoir plus et me fait préférer le noir tapant dans lequel je suis engoncé. Comme un bonnet qu'on enfoncerait tellement profond sur les oreilles qu'il en finirait par rentrer dans la caboche. Je m'en remets donc aux bruits, aux odeurs, ce qui traîne. Je ne comprends pas plus  ce qu'il se passe.

J'apprécie d'avoir changé de lieu. Le qui dit chef chef est parti. Il a cédé la place à une autre voix, peut-être celle du téléphone de tout à l'heure. Elle semble plus douce là, à quelques mètres, à moins qu'elle ne soit plus mielleuse. Bon, on ne va y passer la nuit, monsieur… monsieur comment ? Vous n'avez pas de papiers ? Je ne suis mentalement pas prêt à engager une conversation. Physiquement non plus. J'ai beau sentir les menottes qui me cisaillent les poignets, deviner l'agacement qui pointe dans la voix, c'est donc bien le mielleux qui est de sortie, et j'ai beau me douter qu'un geyser de virulence va me tomber dessus d'ici pas longtemps, je réussis toujours pas à articuler quelque chose. J'essaie, pourtant, mais en même temps, je sais que si quelque chose venait à sortir, je serais bien incapable de le penser, et encore moins de le prononcer. La voix reprend. Ca suinte la dernière possibilité pour moi de m'extraire d'une nasse. Ca ne va pas vous servir de vous taire ainsi, monsieur, reprend la voix avec le clic clac en fond, plus rapide cependant. On vous trouve dans une rue, à côté d'un cadavre, le pull plein de sang, le sang de la victime. Et depuis des heures, vous êtes prostrés, les yeux fermés. Non, vraiment, vous ne vous rendez pas service.

Au moins, je comprends ce qu'il me dit. Mais globalement, ça ne change pas grand chose. Déjà gamin, on me fusillait des yeux ou de ce qui traînait par là parce que quand je ne pouvais pas quelque chose, je ne pouvais pas, même avec les plus belles intentions du monde et une volonté à défier un ours dans les montagnes canadiennes à mains nues. Le clic clac s'est arrêté. ca s'est levé de sa chaise. Brutalement. Et ça a braillé. Lieutenant, vous me le remettez au trou. Fissa. Y'a rien à en tirer. Je pourrais lever un index pour demander qu'on me mette ailleurs qu'avec ben mon saligaud, je le ferais car ça ne me déplairait pas. Ca aussi m'est impossible. Le lieutenant est de toutes façons déjà sur moi. Je m'en sors pas mal sur ce coup-là : il m'agrippe de nouveau, mais ça dure plus longtemps que le coup d'avant pour entendre les clés cliqueter et les bras me laisser tomber. Je sais trés vite que là où je suis, c'est que du béton. Et c'est tout petit. Ma main touche un mur et sans changer de place, mon autre main en touche un autre. Le sol est froid. Mes pieds touchent quelque chose. Pas de matelas, pas de lit. Me voilà dans un cube que j'imagine de ciment. Le cliquetis me laisse sur un silence épais comme un brouillard. Je sens à mes yeux fermés que cette fois, je suis dans le noir complet. Ouf ! On va pouvoir me laisser un peu en paix. Je suis comme le soufflé qui n'aspire qu'à retomber. Mes yeux fermés encore ouverts de l'intérieur se ferment enfin pour de bon.

- Debout, Monsieur Dekiever. Le commissaire veut vous parler. Je suis le lieutenant Caproski. Vous allez pouvoir retourner chez vous.

- Monsieur Dekierver ? Je suis le commissaire Bridard. Nous allons vous ramener chez vous. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser.

- Monsieur Dekiever ? C'est le lieutenant, là. Voilà, vous êtes arrivés chez vous.

- Monsieur Dekiever ? Je suis le docteur Sorbon. Vous êtes arrivés, enfin. Venez avec moi, vous aller regagner votre chambre.Le commissaire m'a tout expliqué.

- Monsieur Dekiever ? Bonjour ! C'est moi, Véronique, votre infirmière. Ne vous inquiétez pas, vous êtes entre de bonnes mains, maintenant. On va aller se laver mais avant, on veut peut-être prendre un café ? Manger quelque chose ? Venez, j'ai installé un plateau, près de la fenêtre, comme vous aimez. Vous savez, il fait trés beau, aujourd'hui. Charles est parti voir ses parents, il était trés content. Votre femme a téléphoné, elle ne pourra pas venir aujourd'hui.

C'est là que mes yeux se sont ouverts. D'un coup. Lueur aveuglante. Mais j'ai tenu bon et je ne les ai pas fermés. Ma femme. Elle est morte depuis combien de temps, déjà ? Et les autres cadavres, ils sont où ? Voilà que me reviennent les questions du commissaire. Qu'est-ce que j'ai bien pu répondre ? Ai-je au moins répondu quelque chose ?
[à suivre]


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