Nous n'en avons pas fini avec Tolède. L'ami Nunki Bartt, dont j'avais pu remarquer la parenté entre quelques figures de son tableau Chichiliane et les silhouettes humaines presque imperceptibles de la Vue de Tolède du Greco, me prêta Andalucia, un film du cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis où la ville espagnole avait une importance certaine. Bartt n'avait pas tari d'éloges sur l'acteur principal, et ô combien principal, car il est de presque tous les plans, Samir Guesmi, il est vrai étonnant, par ses regards, ses moues, ses sourires, et surtout par sa capacité de rupture, passant d'une seconde à l'autre d'une émotion à une autre, tout à tour émouvant, provocateur, ironique, figure toujours en transit, Yacine, maghrébin qui ne trouve pas plus sa place dans l'immeuble banlieusard de son enfance que dans les quartiers centraux de la capitale. Aussi a-t-il élu domicile dans une caravane d'un cirque gitan, à l'intérieur tendu de rouge (couleur très présente dans le film), constellé de photographies où les derviches tourneurs soufis côtoient Mohamed Ali et Pelé. "Le tout est de trouver son endroit", dit Vincent, l'un des marginaux rencontrés dans le square parisien où Yacine exerce un emploi temporaire de distributeur de soupe populaire. Son endroit, le moins que l'on puisse dire c'est que Yacine ne l'a pas trouvé, refusant de se fixer avec un travail stable, comme d'entrer dans une relation féminine au plus long cours.
Le titre du film ne se justifiera que tardivement. Soudain, sans que rien ne l'annonce, Yacine est interpellé dans la rue par une femme espagnole, qui lui intime très simplement, dans sa langue, d'aller à Tolède. Aucune explication supplémentaire, juste cela : allez à Tolède. Et sans plus de transition, il y va, il prend le train* - on ne lui verra aucun bagage -, et le film se teint alors d'une nuance fantastique, car à l'arrivée dans la gare hispanique, les gens lui indiquent le chemin à suivre. Tous les passants le regardent, pointent du doigt la direction, por allí, dans le lacis des ruelles tolédanes, jusqu'à la Casa del Greco, où on l'introduit et le laisse seul devant les portraits d'apôtre du peintre où il ne peut que reconnaître une ressemblance extraordinaire avec son propre visage.
Et l'on se dit que cela ne peut être un hasard, et qu'Alain Gomis, s'il n'a pas construit son film sur cette seule coïncidence, ne peut que l'avoir eu en perspective dès le départ : ce personnage à la recherche de son identité se découvre dans le miroir d'un peintre lui-même exilé, représentant les messagers du Christ, déracinés, ἀπόστολος / apóstolos désignant un « envoyé », chargé de la mission de propager la parole divine.
Tolède se situe en Castille, non en Andalousie. L'Andalousie, ce sont les dernières minutes du film qui nous y transportent, le cadrage jusque-là très resserré s'ouvre sur des plans plus larges, où le paysage, les éléments naturels prennent soudain de l'ampleur. La caméra abandonne même Yacine quelques instants le temps d'une procession nocturne (semble-t-il, la procession de la semaine sainte d'Almeria), puis le retrouve à Grenade, à l'Alhambra puis dans les collines alentour où tout à coup il va léviter quelques secondes.**
Et c'était pour moi une émotion très particulière de retrouver Grenade, où j'ai séjourné à deux reprises ces derniers années, et qui m'avait inspiré plusieurs billets sur ce blog. L'un d'entre eux possède même une résonance étroite avec ce motif de la lévitation : il s'agit de Planta nuda. J'y notais avoir emportécomme viatique le livre de l'historien d'art Victor I. Stoicheta sur la peinture espagnole de l'extase : "Et je ne le regrettai pas, car il fut l'utile contrepoint de mes visites dans les églises grenadines. En premier lieu, j'y trouvai un écho saisissant à mon enquête sur la nudité sacrée. Qu'on s'attarde un instant sur L'Ascension de Juan de Flandes (dont on peut voir une excellente version numérique en haute définition sur le site du Musée du Prado). La mise en scène du pied est l'héritière d'une longue histoire.
"En quittant la terre, écrit Stoicheta, le Christ a laissé derrière lui seulement les traces de ses pieds (signes, pour être clair, de son incarnation en forme humaine), tandis que la tête a déjà traversé le plafond des nuages."
Juan de Flandes (1450-1519) Ascension , 1514/19
détrempe sur bois, 110×84 cm, Madrid, Musée du Prado
Juan de Flandes, Ascension (détail)
"Cette trace, dit encore Stoicheta, fait contraste avec la plante du pied de l'apôtre, bien visible tout près de la "limite esthétique du tableau". Ce pied-là est fait pour parcourir le monde et porter la "parole du Christ" à pied." Plus loin, il précise que les apôtres "seront dorénavant appelés symboliquement "les pieds du Christ" : ils feront partie d'un "corps" immense, dont les pieds sont sur terre et la tête au ciel" (pedes in terra, caput in coelo)*"
Juan de Flandes, Ascension (détail). "En allant très loin, on constate que le pied nu du voyant est un reste de nudité sacrée demandée primitivement par l'acte théophanique." Victor I. Stoicheta, p. 101-102.
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* Pour la petite histoire, on entend à Paris l'annonce du départ du train : le TGV numéro 613. Or, ce matin-même, avant de revoir le film pour la seconde fois, j'avais noté au retour d'un déplacement en ville, avoir croisé trois voitures immatriculés 613 (un nombre proche du 813, dont j'avais relevé une occurrence dans une exposition qui lui était dédié à Grenade précisément).
** Pour une analyse fine du mouvement cinématographique dans Andalucia, on lira avec profit l'étude de Camille Gendrault dans Entre-deux, décembre 2018, Du cinéma accentué au cinéma de la mondialité : le double dépaysement d’Andalucia (Alain Gomis, 2007).