Et de deux ! Presque au même moment, David Rochefort publie Ce pays secret lien chez Gallimard et Le prix fort chez En-exergue.
Pour l'un comme l'autre, on ne peut pas dire qu'on soit aidé par l'illustration de couverture, ni par la signification du titre... Les titres-énigmes sont d'ailleurs un gimmick habile de l'écrivain !
Pour celui-ci, un vague indice : En-exergue est une jeune maison d'édition dont la vocation première est de parcourir le vaste champ qu'est le sport grâce à la littérature.
C'est donc une histoire de sport, une histoire autour du sport. Et ce malgré l'édifiant cévé sportif de l'auteur : a réussi à être dispensé de sport au bac ! Il nous rassure à la page cent quarante-cinq :
Quand je me suis lancé dans cette histoire, je me sentais légitime à double titre. D'abord parce que, m'étant trouvé moi-même dans la position de celui qui érige ses idoles au rang de divinités, la psychologie du fan ne m'était pas tout à fait étrangère. Et ensuite parce que j'étais écrivain et (supposément) capable de raconter des vies, réelles ou imaginaires.
Vous, que faisiez-vous le 30 avril 1993 ? La nuit d'avant ?
Il y a fort à parier (pas à payer) qu'à moins d'être une encyclopédie sportive vivante, cette nuit et ce jour ne vous aient pas spécialement marqués. Et pourtant dès qu'on ouvre Le prix fort, on se souvient : ce jour-là Günter Parche (j'avais complètement oublié son nom) poignardait Monica Seles en plein match du tournoi de Hambourg, un mois avant Roland-Garros.
C'est leur rencontre dramatique (à quelques centimètres près l'arme touchait la colonne vertébrale de la joueuse) et ce qui y a mené, que nous raconte David Rochefort.
en aparté : je ne m'étais pas souvenue de la date de l'événement de Hambourg, mais en y repensant, c'est sans doute cette année-là, 1993, que je suis allée pour la première et unique fois à Roland-Garros. Un billet pour le Langlen qui était mon cadeau pour la fête des mères... J'avais vu jouer Jim Courier (qui avait refusé de s'entraîner avec Monica au centre Bollettieri parce qu'elle tapait trop fort !) et Arentxa Sanchez (qui criait elle aussi sur chaque coup) ; c'était sans doute le tournoi que Seles voulait tant jouer pour y gagner pour la quatrième fois d'affilée (!) à dix-neuf ans.
Pour faire vivre ses deux protagonistes principaux, l'auteur utilise le discours indirect libre à la deuxième personne (sic). Juste pour dire que c'est une surprise et qu'elle est bonne ! Cela permet une proximité plus grande du lecteur - incarnée - avec le sujet du récit : Monica Seles dans une première partie, Günter Parche dans la deuxième.
Ce qui ressort le plus concernant Seles, c'est sa jeunesse, sa fougue, son bonheur de jouer au tennis, son sérieux souriant, son engagement professionnel. Elle est sur le circuit depuis ses quinze ans. D'abord envoyée en Floride pour se perfectionner, elle y est malheureuse ; sa famille la rejoint ; les Seles prendront la nationalité américaine en 94. Son père devient son entraîneur. Quelques mois avant Hambourg, elle a vécu sa première cabale médiatique pour avoir refusé de participer à Wimbledon 92 à cause d'une blessure. Mal guérie d'une infection virale contractée à Paris-Bercy en janvier 93, elle a renoncé à Barcelone pour être prête pour Roland-Garros.
En plus des nombreux documents presse et vidéo disponibles sur le parcours de la championne, David Rochefort s'est nourri des livres que Seles a publiés sur sa propre histoire.
Günter Parche est autrement plus difficile à cerner. Totalement inconnu avant le 30 avril 1993, ce sont seulement les comptes rendus judiciaires et quelques articles de presse après l'affaire qui dessinent le personnage. On apprend qu'il a été abandonné par sa mère à l'âge de dix ans ! De son père, on ne sait rien. Simple ouvrier, il vit chez sa tante dans une petite ville de l'Est. À partir de 1986, il développe une fixation monomaniaque sur Steffi Graf.
Deux parcours qui n'auraient jamais dû se télescoper, avec pour chacun des contextes géopolitiques particuliers et troublés ; comme un point commun entre eux, malgré tout. L'une est née en Yougoslavie (1973), l'autre en République Démocratique Allemande (1954).
Seles ne vit pas directement la chute des régimes communistes, ni l'éclatement annoncé de la Yougoslavie avec les premiers combats en Slovénie et Croatie de 91 ; elle est protégée par son engagement dans les tournois, l'entraînement intensif, les voyages en tous sens, et bientôt sa naturalisation américaine.
Par contre, Parche se retrouve au chômage à la chute du Mur en 89 à cause de la Réunification. Presque un soulagement pour lui qui peut alors se consacrer encore plus intensément à sa passion pour Steffi Graf. Il vit alors ses années d'or (d'adoration) jusqu'à 1992, quand son idole s'incline devant la petite yougoslave et perd sa place de numéro 1.
Et puis en 1989, une jeune joueuse a débarqué sur le circuit que tu n'avais pas vue venir. Horrible. Moche. Trop maigre (aucune femme ne devrait être aussi maigre, pensais-tu). Trop petite, d'une taille ridicule par rapport à Steffi. Indécente avec ses cris de porc qui dérangeaient tout le monde et puaient le vice. Une femme ne devrait pas crier comme ça. Seize ans.
La troisième partie est écrite à la première personne (narrateur-auteur). David Rochefort y fait d'abord son coming-out de fan... (voir infra), livre ses réflexions sur la fiction littéraire, l'infinité des possibles, et observe que jusqu'ici les âges d'or culturels se sont conclus par un drame sanglant : tennis féminin (Hambourg, 1993), contre-culture des années 60 (meurtre de Sharon Tate et concert d'Altamont, 1969), heavy metal (carnage de Marysville Ohio, 2004).
Et puisqu'il faut bien y arriver, un dernier court chapitre intitulé Réalité en guise d'épilogue tragique : 30 avril 1993, 18h49.
Ce sera une réalité injuste pour Seles qui ne méritait pas de payer si cher pour quelques années de succès ébouriffants. Blessure, dépression (son père meurt d'un cancer quatre ans après avoir été diagnostiqué à Hambourg à l'hôpital où on soigne sa fille), abandon par ses sponsors. Elle ne reviendra jamais sur le devant de la scène au niveau auquel elle était parvenue en 92. Ne regagnera plus jamais Roland-Garros.
Parche sera condamné à deux ans avec sursis pour mise en danger de la vie d'autrui ! Même pas pour tentative d'homicide... Il a gagné (mais en est-il seulement conscient ?). Comme il l'avait voulu, programmé, préparé, il a éliminé la rivale de sa déesse qui retrouve ainsi sa place de numéro 1 du tennis féminin.
la psychologie du fan (extraits)
Le lecteur qui découvre ceci et juge que Parche est un pauvre fou, un illuminé, un demi‐idiot, n'a bien sûr jamais crié devant son poste de télévision, assis sur son canapé à quelques milliers de kilomètres de l'endroit où se dispute la rencontre, pour encourager l'attaquant qui file vers le but, comme si ses exhortations solitaires allaient influencer le cours du jeu ; ce même lecteur n'a d'ailleurs sans doute pas de rituel lorsqu'il regarde un match : boire d'une certaine façon, porter son maillot préféré, tourner la tête pendant les tirs au but. Il en est ainsi : nous sommes tous persuadés, à différents degrés, d'exercer une influence occulte sur le cours lointain des choses.
C'est dans une note de bas de page que David Rochefort nous balance cette pique narquoise ! Juste après avoir confessé (!) son fanatisme (!) adolescent pour le heavy metal :
l'infinité des mondes possibles, réflexion sur l'art littéraire et le roman (extraits)
[...] je me suis construit avec l'idée d'un univers qui, à chaque instant, devant chaque possibilité ouverte, se démultiplierait, créant plusieurs nouveaux mondes qui se déploieraient et se démultiplieraient à leur tour - à l'infini. À chaque instant, des millions de possibilités, dictées par le hasard ou par la volonté, sont ouvertes. Vous avez tourné à droite pour acheter du pain - un autre monde s'est déplié dans lequel vous aviez tourné à gauche, un autre s'est ouvert dans lequel vous aviez fait demi‐tour, etc. L'univers est constitué par cette infinité de mondes qui constamment se refaçonnent, bourgeonnent, se multiplient.
[...] je considère que la littérature est l'art qui raconte ce qui aurait pu se produire - ou plutôt, comme les chamanes préhistoriques qui, par la transe, possèdent la clé d'un monde aux autres interdit, l'écrivain a le pouvoir de raconter ce qui s'est produit dans ces autres mondes possibles. En somme, les romans ne décrivent pas ce qui est, ne montrent pas ce qui devrait être (laissons cela aux traités de morale), mais racontent ce qui aurait pu être.
C'est aussi ce qui fait la plus grande joie de la lecture : entrer en résonance avec des personnages étrangers à soi, des groupes sociaux et des époques qui ne sont pas les siens, et se laisser porter dans cet espace‐temps indéterminé dans lequel on peut soi‐même devenir une aventurière intrépide, un homme politique rongé par l'ambition, un séducteur en proie à la culpabilité, etc. Les romans ouvrent la fenêtre vers ces autres univers et nous per‐mettent d'y vivre en pensée, d'imaginer ce qu'aurait pu être notre existence.
Tout aurait pu être différent. Il existe peut‐être - sans doute - d'autres mondes dans lesquels Parche ne se réveille pas ce matin‐là, dans lesquels Parche est foudroyé par une intoxication alimentaire parce qu'il a pour habitude de ne manger que ce que sa tante lui prépare et qu'il a commis, ce matin‐là, le péché de gourmandise en cédant au petit déjeuner de l'hôtel, des mondes dans lesquels Parche se dégonfle au stade, dans lesquels Parche se fait confisquer son couteau à l'entrée, des mondes dans lesquels il est désarmé par un spectateur qui a remarqué son air suspect. Il existe certainement un monde dans lequel le cauchemar de Parche se réalise et il court sur le terrain après Seles, le couteau à la main, et il glisse et il tombe et tout le monde rit, la police l'arrête, son histoire est racontée dans les journaux et Steffi Graf ne peut pas ne pas voir à quel point il est ridicule.