Guillaume Decourt | Lundi propre | Lecture de Gérard Cartier

Publié le 13 avril 2023 par Angèle Paoli

Mardi gras

Lundi propre est un mince recueil (80 pages) de minces poèmes (des dizains) et c'est pourtant l'un des meilleurs que l'on puisse lire aujourd'hui. Qu'en dire ? Pour le lecteur, c'est mardi gras, et pour le critique, le jour des cendres - il décourage l'analyse. Je voudrais faire ma note de rien, me contenter de citer des vers, des poèmes - mais lesquels, parmi tous ceux que j'ai notés sur mes quarts de feuille en les parcourant, lesquels de préférence à tous les autres ?

Guillaume Decourt, dont on a pu suivre les saisons grecques et américaines, entre autres, dans de précédents recueils, n'est plus à présent tout à fait un jeune homme :

" " Cette fois j'ai l'âge de Marcello
Mastroianni dans la Dolce Vita ".

Le voilà installé dans la vie, en couple avec une grecque, semble-t-il, et doté de jumeaux héroïques qui lui fournissent quelques rimes fortuites, ainsi que des réflexions audacieuses sur la poussette YOYO

" simple comme un poème de Li Po "

et sur le type de vie qu'il voudrait leur voir mener plus tard :

" " Et j'aimerais bien deux enfants sauvages
[...] qui se moquent de la littérature ".

L'auteur déploie un éventail de petites scènes familières, comme on pourrait tous les vivre (je ne parle pas de ses amours

" Avec de jeunes mamans pudibondes
Qui aimaient se saouler au rhum-coco "),

mais d'une invention réjouissante.

Presque tous les poètes font leur œuvre de leur vie ; mais, chez Guillaume Decourt, elle est loin de s'y réduire. D'abord parce qu'il aime à s'imaginer autre - on n'est pas obligé de croire à toutes ses aventures (c'est du moins ce que suggère l'exergue : " Je ne peux pas vous mentir, et je ne mentirai pas jusqu'au premier mensonge ", emprunté à Norman Mailer, qui s'y connaissait, je parle des aventures) ; mais, sous l'invention, peut-être cache-t-il quelques vérités - ; et aussi parce qu'il s'évade fréquemment de lui-même, suscitant des personnages dont rien ne le rapproche (tentation de romancier ?) : un vieillard qui se souvient de l'occupation et d'un amour perdu, dont le nom suffit à nous toucher:

" Quel était son nom déjà ? Ruth, Elvire ? ", ou un voyageur d'Orient d'un autre siècle :

Photographie

Vous n'étiez pas nés je flânais en Chine
À Mutianyu sur la Grande Muraille
Le soleil et la lune en vis-à-vis
J'envisageais ma vie par les épines
Le soir je mangeais du chien et du riz
Qu'on avait fait revenir dans de l'ail
Il arrivait qu'on me photographie
Pour la simple raison que j'étais Blanc
C'est une chose qui parfois suffit
Pour ressembler à quelqu'un d'important

Peut-être le recueil aurait-il gagné (je crains là de confesser l'un de mes travers) à faire livre, c'est-à-dire à développer un récit, aussi embryonnaire soit-il : à relier par un fil narratif ces moments, vécus, recréés ou inventés, même aux dépens de la vérité biographique, par exemple en regroupant les poèmes sur la Grèce (des regrets d'un amour, celui des Heures grecques, à son retour à Athènes pendant le confinement - j'aurais voulu citer ici son dizain sur " La dame du Pirée ", mais cette note, où je craignais de n'avoir rien à dire, est déjà bien longue), sur Paris, etc.

Par son lyrisme désabusé, sa mélancolie-

" J'entends certaines voix qui se sont tues
Et je fredonne pour moi-même un air
De mon pays comme une discipline " -

et, m'a-t-il semblé, quelques allusions rapides, il y a de l'Apollinaire dans cet autre Guillaume :

Aller simple

Minuit descendant la rue d'Alésia
Je songeais à celui qui sur un pont
Dans la brume à Livourne rencontra
Une femme pleurant un homme dont
Elle ne savais presque rien j'avais
Beaucoup plus de chance que ces trois-là
Seul dans Paris désert moi qui savais
Découper une orange avec ma joie
Comme je l'appris pour plusieurs années
D'une lionne de la mer Égée

...mais la fantaisie, le ton aigre-doux, l'autodérision -

" Même si je fais partie de ces hommes
Qui collationnent sexmodel.com " -

contre toute attente, ce site existe : j'ai poussé la conscience critique jusqu'à le parcourir, un enjouement un peu âpre, mais dont l'âpreté se dissipe aussitôt, m'ont surtout fait penser aux petits maîtres de l'avant-guerre, celle de 14, les Levet, les Toulet, les Laforgue - petits non par le talent, mais par le volume de l'œuvre, qu'une mort précoce a restreint, ou la désinvolture. De la désinvolture, il y en a chez Guillaume Decourt, dans les propos et dans les rimes - d'autant que les propos sont très souvent gouvernés par la rime (ou plutôt l'assonance). Et c'est l'un des plaisirs de cette lecture que de voir surgir au bout du vers des vocables inattendus, diafoirus ou .com par exemple.

Quoique le dizain décasyllabique, l'une des formes les plus anciennes de notre poésie (c'est le vers de Maurice Scève), soit aussi l'une des plus rigides, Guillaume Decourt parvient à desserrer ce corset en débutant souvent son poème par trois vers orphelins, en repoussant donc au plus loin l'écho de la rime, introduisant ainsi l'illusion d'une liberté dans le strict dispositif formel.

Guillaume Decourt - Lundi propre - La Table ronde, 2023-