Lettres par-dessus les murs (50)
Murazzano, le 5 août 2008
Cher JLs,
Le temps parfois s'allonge et s'étire, et les nuages s'immobilisent, et sur le clocher de la vieille église les aiguilles se sont figées dans la rouille, mais c'est souvent dans ces moments-là que tout se passe – lorsque le temps s'emballe pour nous emporter, haletants, de ville en village et de visage en visage, on ignore dans la cascade des évènements ceux qui finalement feront sens, ceux dont on se rappellera, ceux qui feront peut-être un livre, et ceux qui se perdront dans trop de mouvement, ou trop d'émotion.
Après cette belle nuit à la Désirade, où le temps s'était suspendu un peu pour se soumettre aux mots, il a repris sa course folle, et le mors aux dents, ébranlé peut-être par une exposition d'art brut à Lausanne, et ce fut Cormérod, Nicolas et les insectes du jardin de Xavier, et Bâle et Olivier, et l'expo Vodou à Genève, et Bâle et l'Alsace et Jean, et la Sardaigne, où Olivier Bis m'enseigne l'art du tuba et l'importance des trompes d'Eustache, dont je ne dispose peut-être pas, nous trinquons au couchant avec Olivier et Mathilde et puis avec la belle-doche et le beauf, et l'on construit avec la petite Emma des châteaux de sable (avec piscine et dépendances) avant Rome où notre curiosité de touristes fond, dans la chaleur étouffante, comme une glace aux myrtilles, reste le souvenir du trompe-l'œil de Sant'Ignazio de Loyola, quelques façades et les pavés que le soleil a ramollis, les bords du lac de Martignano, Nicola, Fede, Giulia, Luca, la petite Olivia fait des châteaux en sable noir et la petite Catherine rit de toutes ses deux dents, quand on fait trompetter son ventre en y collant la bouche, et Jim et Grete déboulent à Trastevere où nous faisons le plein de tripes alla romana, et nous voilà à Turin, et nous voilà à Murazzano, deux heures plus tard, sur la place du café, attendant Séverine et Sylvain, dont la 106 asthmatique déboule depuis Marseille, et Sylvain Bis et Tania qui débarquent de Rennes, avec la petite Zoé dont je tombe éperdument amoureux, parce qu'elle ne me demande pas de lui construire des châteaux, elle, et que du coup je suis près à descendre à Gênes pour lui chercher du sable, et tout ce petit monde erre à présent dans le village, ma douce est partie voir sa mère-grand à Mondovi et le temps s'arrête enfin, un peu, dans la rouille de l'horloge, sur la terrasse d'où je t'écris, d'où je contemple les collines du Piémont, et la tour de Murazzano, dont ma belle-mère prétend qu'elle est mauresque.
Etranges vacances d'expatriés, dédiées moins à découvrir des lieux qu'à retrouver des visages, des amis perdus de vue depuis des lustres parfois, et l'on sait l'importance de ces retrouvailles, qui trouvent leur sens dans la joie du présent, mais aussi dans l'assurance de bonheurs futurs, parce qu'il faut soigner les amitiés comme on entretient son jardin, et j'ai le souvenir de fleurs qui n'ont pas survécu aux rigueurs d'hivers trop longs.
Voilà comment filent ces semaines, entre trains, avions et autoroutes, avec un roman inachevé aux trousses, poursuivi par un homme invisible qui réussit, dans les moments les plus incongrus, au détour d'une conversation, dans les cahots d'un sentier, à me souffler une phrase à corriger, une idée nouvelle. Comme toujours les déplacements me secouent la cervelle, m'offrent mille fusées, des trames de romans à venir, des poèmes d'une ligne, et mon carnet se couvre de griffonnages et j'en remercie les muses, mais je maudis aussi ces fantômes qui ne me laissent jamais tranquille, qui me tirent déjà vers Ramallah et la quiétude de l'atelier, jaloux de ce temps que je ne leur consacre pas. Trouvent-ils leur bonheur à la Désirade ? Comment passe le temps, là-bas ? Mon souvenir le fige dans le silence des étoiles, la lueur des bougies et les mots partagés sans hâte... mais un rapide tour sur le blog m'offre l'image épique de l'homme déjà aux prises avec le dragon de la rentrée littéraire, bataillant contre six cent et quelques nouveaux romans… pas vraiment en vacances non plus, si ce mot peut avoir un sens quelconque quand on fait ce qu'on aime.
Carissimo,
Tu étais de l’autre côté des monts la veille de notre arrivée à Locarno, et tes lettres me manquaient depuis longtemps déjà, puis je me suis trouvé entraîné dans le tourbillon de ce festival, entre cinq films à voir du matin au soir et deux papiers à livrer entretemps, donc point vraiment de temps sauf le matin un quart d’heure sur un banc solitaire, et le soir avec ma bonne amie sur la Piazza Grande en attendant les projections, à la terrasse de la Contrada, mais dix jours sans un répit de lecture ou d’écriture perso, ni l’énergie de te répondre, comme si ce terme de vacance sur lequel tu achèves ta lettre de Murazzano creusait en moi un vide réel.
Tu l’as deviné : les vacances connais pas, c’te horreur, ou alors juste pour L. ou pour voir des amis en cascades, comme tu les évoques, sauf que nous sommes bien plus sauvages que vous ou laissons monter les gens à La Désirade, mais les vacances au bord de la mer ou en montagne, si ce n’est entre saisons quand la mer est noire et la neige bleue, ça nous fuyons, le genre Club et kapos de plages à sifflets, quelle abomination n’est-ce pas, mais c’est vrai que faire ce qu’on aime est un privilège et qu’on peut admettre que ceux qui sont à la peine y aient droit. Bref.
De l’autre côté des monts, c’était donc vers les Langhe de Pavese ? En tout cas j’ai pensé à Lavorare stanca ces derniers jours, pas à cause du travail mais à cas de l’Italie, en suivant notamment Nanni Moretti sur sa Vespa, zigzaguant à travers des quartiers de Roma que nous n’avons jamais vus, et s’arrêtant sur telle place pour y danse, à tel autre endroit pour héler tel passant, avec son irrésistible malice et sa façon d’écrire son journal, Caro Diario, jusque dans les terrains vagues d’Ostie où il cherche le monument à la mémoire de Pasolini, un truc tout déglingué ressemblant à la nostalgie des chiens galeux… Povero paese, que nous avons retrouvé dans les années Berlusconi du Caïman, l’un des derniers films de Nanni Moretti, et caro paese qui cultive comme aucun autre l’art de faire une comédie de toutes ses tribulations.
Ce qu’attendant un abraccio a tutti e due
JLs
Images: Vue de Murazzano, par Pascal Janovjak. Une scène de Piccolo mondo antico, de Mario Soldati. Alida Valli, dans son premier rôle. Pascal et Serena au Chemin de la Dame, Lavaux, juin 2008, par JLK: