Guillaume Decourt | Le bonjour de Christopher Graham | Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 18 avril 2023 par Angèle Paoli

J'AIME la poésie de Guillaume Decourt. Plus je la lis et plus je jubile. Je suis heureuse de constater que je ne suis pas la seule. Puisque tout récemment le poète Gérard Cartier a confié à Terres de femmes une note sur Lundi propre, ce Lundi propre dont le titre tourne en boucle dans ma tête tout comme persiste à tourner aussi le Lundi méchant chanté par Gaël Faye. Je ne sais s'il y a un lien entre ces deux titres mais je leur trouve une même rythmique. Et sans doute au-delà, une parenté d'esprit.

D'un recueil l'autre, de
Lundi Propre à Le bonjour de Christopher Graham que je viens de recevoir, l'esprit du poète est le même. Et la jubilation qui est la mienne n'a rien perdu de son éclat. Car Le bonjour de Christopher Graham est tout autant que le précédent opus, un recueil poétique qui swingue. Ça chante et ça bouge ; ça danse dans la poésie de Guillaume Decourt. Non pas à la manière du Rap - encore que - mais avec des pièces chantées empruntées à la longue tradition poétique italienne et française, depuis la terza rima de Dante Alighieri et le rondeau médiéval que l'on doit à Charles d'Orléans jusqu'aux contrerimes de Paul-Jean Toulet en passant par la ballade dont Villon fut le maître. Sans oublier les sonnets (en alexandrins), les triolets et le fameux pantoun malaisien (plus communément appelé " pantoum " dans les Fleurs du Mal). Autant de formes fixes qui jonglent avec les rimes imposées par ces différentes figures poétiques (suivies, embrassées, croisées) et qui, loin d'entraver la liberté d'inspiration du poète, lui donnent l'entière possibilité de déployer images et rythmes inattendus, d'une grande originalité.

Gérard Cartier écrit dans sa note qu'en dépit de la minceur du recueil
Lundi propre et de celle des poèmes (des dizains), ce recueil figure parmi les meilleures publications de poésie actuelle. Et je partage ce point de vue. Parce que dans l'un et l'autre recueil, c'est un festival de trouvailles qui se déploie et se donne à savourer. Fantaisie et humour se déclinent au fil des poèmes de ce nouveau recueil encore plus mince que le précédent mais tout aussi réjouissant. Le bonjour de Christopher Graham allie avec dextérité au classicisme formel la cinématographie des images. Ici, les contraintes formelles ne sont en aucun cas un obstacle à l'efficacité poétique. Et c'est même le contraire qui se produit car la contrainte donnée par les règles de la prosodie française (ou italienne), loin de freiner les effets, sont un accélérateur d'images. Les points communs sont nombreux entre Lundi propre et Le bonjour de Christopher Graham qui en est une sorte de prolongement. À deux nuances près. Lundi propre est exclusivement consacré à l'exploitation du dizain mais embarque ses lectrices et ses lecteurs dans un voyage autour du monde - ainsi qu'à travers temps ; tandis que Le bonjour de Christopher Graham condense son action sur les États-Unis mais explore toutes les formes de la grande poésie classique. Une alliance parfaitement réussie, menée tambour battant, pour notre plus grand plaisir. Guillaume Decourt, par la publication de ces deux ouvrages, offre ainsi à quelques jours d'intervalles un miroir à deux faces, concaves/convexes. Les deux réunis formant un même miroir.

Avec
Le bonjour de Christopher Graham - dont le titre ne sera que partiellement révélé dans le sonnet intitulé " Santa Barbara " - nous passons de l'Atlantique au Pacifique, d'hôtels en motels, de scènes de bagarre en rencontres ordinaires et amours de passage ; de prostituées en princesses. Et de contrerimes en sonnets, ballades, rondeaux, terza rima... aux scènes imprévues, toujours ouvertes sur la vie saisie sur le vif, aux triolets et au pantoum avec une aisance sans pareille. Guillaume Decourt - qui jongle aussi avec son propre nom - joue avec une grande dextérité de la combinaison de scènes cocasses avec les formes les plus sérieuses ou les plus nobles de la poésie française (le sonnet). Et le mariage entre la geste populaire et la rigueur formelle se fait avec aisance. Le travail sur la rime, repris en écho par les rimes intérieures, est osé et inattendu. C'est là ce que l'on peut appeler le talent.


Ainsi au cœur de New York se trouve-t-on très souvent en Chine. Avec les " Contrerimes des Fortune Cookies ", la " Ballade de Chinatown ", le sonnet de " Carpe " ou les " Triolets de la Carpe ". Avec ces contrerimes composées de quatrains qui alternent octosyllabes et hexasyllabes, le poète claudique sur le déséquilibre 8/6 (alternance d'un vers à l'autre, de l'octosyllabe à l'hexasyllabe). En revanche, avec sa composition de trois huitains en octosyllabes, la ballade respecte la régularité formelle originelle. Marquée également par la présence du quatrain qui constitue l'envoi. Dans la " Ballade de Chinatown " comme dans la " Ballade du Fitness " ou dans la " Ballade du Barbecue ", l'adresse est destinée à une Princesse. Dans un autre poème, elle l'est à un Prince. Répétitions et refrains accentuent encore l'impression de musicalité. Jusqu'à la presque prière qui se dit dans la " Ballade de Chinatown ":


" Princesse de San Francisco
Qui chantez la dynastie Tang
Que nous apaise le Tao
Je m'arrête chez Jin Sui Fang "


On circule aussi dans la Massachussetts, on croise des gardiens de prison ainsi que nombre d'êtres reconnaissables comme autant de clichés mais toujours amenés sur la page avec bonhomie et bienveillance. Les images sont osées, parfois crues, les rimes, inédites et cocasses, suivent les règles propres à chaque type de poème. Les rejets dérangent par leur caractère inattendu qui crée la rupture entre ce qui précède et ce qui suit, tout en prolongeant l'esprit du poème. L'esprit est tout entier à l'Amérique. On est tout à la fois bousculé et en terrain connu. Et peut-être même Guillaume Decourt est-il le plus américain des poètes français.

Quelques vers de la
Terza rima d'Alcatraz permettent de résumer et de définir cet art qui combine à la fois et simultanément la grande maitrise de la forme poétique et la façon de traiter les tableaux et les scènes ordinaires en phase avec la poésie américaine :

" Le visage et les yeux de Clint Eastwood qui gagnent
De scène en scène toujours plus de transparence
Exprimant sans qu'un geste ne les accompagne

Beaucoup de choses d'une histoire en apparence
Vulgaire naît une œuvre à la beauté classique
Qu'on reçoit d'un coup sans aucune manigance

l'artisanat coupe court au théorique
Une œuvre claire qui respire la santé Qui ne se justifie pas de son esthétique...

C'est dans cette combinaison des contraires que Guillaume Decourt trouve son véritable terrain poétique. Très rare et très réussi. Deux poètes, à ma connaissance, me semblent appartenir à la même veine : Dominique Buisset ( Quadratures, Nous 1010) et surtout William Cliff .

Les scènes se succèdent et on suit avec un plaisir toujours renouvelé le retour du poète en Christopher Graham qui avoue préférer les " Starbucks Coffee " aux " Deux Magots ", conventionnels et pétris d'ennui. La France est loin. L'Amérique du Nord déploie ses scènes colorées. Le poète, lui, assure le lien entre ces deux pôles si distants par l'esprit, conjuguant avec dextérité les joyaux de la poésie française avec le clinquant mouvementé d'Outre-Atlantique. La poésie est là, au cœur de chacun des poèmes, qui fuse et éclate à la manière d'une étincelle. C'est sans doute aussi pourquoi cette poésie
réconforte. Comme il est annoncé par l'exergue emprunté à Henry Miller :

" C'est un très bon verbe, réconforter, un grand mot. C'est de réconfort, et non de confort, que nous avons besoin. "

Le Bonjour de Christopher Graham tient sa promesse, qui ne cesse de me mettre en joie.

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SANTA BARBARA

Nous n'avons plus de nouvelles de Chris Graham
Rencontré dans un bar de Santa Barbara
Un soir d'été où la discussion nous porta
Sur Jean-Paul Sartre et l'émancipation des femmes

Cheveux blonds jean délavé chemise hawaïenne Nous abordâmes bientôt
Vantant les vertus de la cuisine tex-mex
Résumant la littérature européenne
Le Deuxième Sexe

Simone de Beauvoir aurait eu un amant
Un certain américain du nom de Nelson
Algren sans qu'elle quittât Sartre pour autant

Elle serait même enterrée sans que personne
Ne l'ait su portant au doigt son anneau d'argent
Chris Graham en était ému profondément.