Pierre Péju | Métamorphoses de la Jeune Fille

Publié le 24 avril 2023 par Angèle Paoli

Apollon et Daphné, sculpture de → Le Bernin, Galerie Borghese, Rome (Italie) / Google images

Jeunes filles en bandes (Albertine, Marieme...) ( Extrait)

Je voudrais revenir sur l'évocation, par Marcel Proust, de ce fameux surgissement d'une " Jeune Fille collective ", qui surprend par sa modernité et qui semble largement visionnaire. Bouillonnement de jeunes corps féminins, de rires, de gestes osés, de propos, parfois argotiques, proférés, écrit-il, " à la diable. "

Dès 1918, avec son roman À l'ombre des jeunes filles en fleurs, il nous concocte, comme je l'ai déjà évoqué, une toute nouvelle conception de la Jeune Fille, créature multiple, multipliable, insaisissable, mobile et innocemment perturbatrice. Cette Jeune Fille new look n'existe, en tant que telle, qu'en " petite bande ". Elle est une meute, un vol. C'est ainsi qu'elle devient autre, décevante, surprenante, ennuyeuse, énigmatique. Et, dès qu'une fille réelle sort de cette bande et se trouve isolée dans un autre milieu, elle en est encore plus mystérieuse. Quand le fameux groupe de filles surgit, à l'extrémité de la digue de Balbec, pour passer devant le Grand Hôtel, le narrateur ne distingue qu'une tache claire qui approche. Il songe à un banc de mouettes marchant sur la plage, " les retardataires rattrapant les autres en voletant ". Jeune Fille tache : vision forcément impressionniste, chatoiement de touches colorées, vibration de signes. Battement et pépiement. Mouettes rieuses. Certes, chaque jeune personne est pourvue de traits physiques singuliers, " joues colorées géranium ", " yeux butés et rieurs ", mais ces petites différences flottent à la surface du groupe et s'imposent comme interchangeables et détachées des corps individuels. Ce que formule le narrateur : " [...] et même ces traits, je n'avais encore indissolublement attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à l'autre 1 ".

Pour la première fois, la Jeune Fille devient une créature multiple et multipliable, sans identité personnelle, sans enracinement, chaque jeune fille n'existant que par rapport à toutes les autres, selon une distribution collective et aléatoire de qualités et de signes séduisants. Aucune des filles n'est particulièrement belle. Elles ne sont belles qu'ensemble, joyeuses, effrontées, papotant sans retenue. Elles forment, dit Proust, une musique dont on ne sait pas distinguer les phrases. Il parle d'" un flottement harmonieux " de " la translation continue d'une belle beauté fluide collective et mobile 2 ". Proust prend conscience d'un phénomène encore inédit dont la pratique récente des " bains de mer " est le révélateur. Dans La Recherche, c'est un certain regard combiné à une écriture qui permet de " fixer " cet événement qui est aussi un avènement.

Géniale intuition de Proust qui nous fait sentir que la société est à un tournant qui se situe aux lendemains d'une guerre mondiale terrible, d'un grand massacre de mâles durant lequel les femmes ont rempli des fonctions et joué un rôle de grande importance. C'est sur un fond de désenchantement masculin, que le narrateur visionnaire fait la découverte, à Balbec, de cette Jeune Fille nombreuse, véritable petit monstre lumineux, printanier et enjoué. Du féminin en fleur dont l'ombre s'étend très loin. Il s'agit, constate le narrateur, d'" un nouveau spécimen d'humanité 3 ", dune nouvelle façon de se comporter qui transcende les classes sociales et les traditions, qui remet en question mœurs et coutumes et invente une " existence de surface ", une vivacité permanente et frivole dans une indifférence complète au sens et aux principes. Esquisse d'une façon de jouir qui traverse les genres dans une indifférence complète aux sexes. Le masculin ne peut qu'en être mis à mal, mais sans conflit ni combat, tant la Jeune Fille semble s'en foutre (si l'on peut dire), le lesbianisme, dont le narrateur est toujours prompt à soupçonner les filles qu'il observe, représentant beaucoup plus que des " amours entre femmes " mais ouvrant la voie à une autre sexualité possible, une autre voie affective, plus libre et plus ouverte...

Pierre Péju, Robert Laffont 2023, pp.199, 200, 201. Métamorphoses de la Jeune Fille (Oppression, échappées et émancipation à travers les siècles et les histoires),

Enfance obscure, Éditions Gallimard, Collection Haute enfance, 2011 ( Lecture de Sylvie Fabre G.) L'Œil de la nuit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2019, pp. 76-78. L'Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.) " Usurpation ", extrait, in Effractions, Éditions Gallimard 2022, pp.155, 156, 157. → " L'État du ciel " ( Lecture de Sylvie Favre G.) → (Effractions, Éditions Gallimard 2022, Lecture d'Angèle Paol i)