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Fabienne Raphoz | La saison des mousses

Publié le 27 avril 2023 par Angèle Paoli
Fabienne Raphoz | La saison des mousses

" Chaque année au mois de mars depuis le
Pléistocène, les oies proclament l'unité des
nations depuis la mer de Chine jusqu'aux
steppes sibériennes, de l'Euphrate à la Vol-
ga, du Nil à Mourmansk, du Lincolnshire
au Spitzbergen. "
Aldo Leopold


Ici, avril a recouvert les temps profonds, s'est insinué entre les ruines des palais minoens.
Dans ce coin retiré du sud-est de la Crète, balcon sur la mer de Lybie, le regard n'est arrêté que par un rocher saillant qui montre, de cet angle de vue précis, au-dessus de l'oliveraie dont les faîtes faseyent sur deux tons, vert profond et gris argent étincelant, le visage d'un enfant triste à la chevelure rase verdoyante.
Rocher vanité, voilà que la tête rondouillarde s'estompe à mesure que la marche progresse d'ouest en est sur le rivage, travelling naturel du regard qui efface lentement les traits de l'enfant boudeur, tandis qu'apparaît corollairement la forme d'un crâne ; quelques mètres encore et nulle paréidolie ne vient plus s'imposer au regard, le paysage méditerranéen se déploie, d'autant plus chargé de toute l'histoire dont l'île a été la témoin, que ce bout de terre ocre, par laquelle on arrivait encore, il n' a pas si longtemps, par un chemin de terre vertigineux, a échappé à une mondialisation du look balnéaire ; seuls, quelques rares transats bleus, un rien déglingués, feront leur apparition en été ; Akrogiali, la taverne de Nikos, sur le rivage aura ouvert, et les quelques " rooms rent " seront occupées.

Avril s'intensifie ailleurs, la basse saison des hommes, c'est la haute saison des oiseaux migrateurs et nicheurs. En Afrique, où ils ont hiverné, l'alarme s'est déclenchée pour les plus précoces en février, elle résonne plus fort en mars si j'en crois Manolis, un ami crétois habitué du lieu, mais je peux encore jouir de quelques passages.
Ainsi chaque matin, je quitte le paysage, qui s'impose d'abord, canevas piqué par tous les poncifs multimillénaires que le regard révèle, pour entrer chez eux, sur la pointe des pieds ; il convient de descendre chaque jour vers le rivage et le longer jusqu'au lac salé temporaire, de se débarrasser de toutes les scories de la pensée, n'être plus qu'une traque, oreille tendue, regard acéré, d'entrer en nature.* Que vais-je entendre de nouveau, quelle bande au passage, quel individu isolé, viendra poser son harmonique sur la basse continue du chant des Cochevis huppés, ces merveilleuses alouettes de terre sédentaires qui filent comme rafales de vent, se posent soudain longuement sur une pierre et ne manquent jamais de s'envoler au moment même où l'objectif est parfaitement ajusté. On dirait que chaque buisson leur a délégué sa langue tant leurs chants flûtés semblent jaillir du cœur des Euphorbes hérissons, des Pimprenelles épineuses, des asphodèles, des pistachiers, tandis que les pinsons font tenir la basse continue au ciel, que les clarines, ponctuées par les fréquents Ooohéééiiii ! de Markos le berger, résonnent chaque matin, à heure fixe, entre les oliviers, jusqu'à la mer, et que les deux Grands corbeaux, familiers du lieu, visiteurs impromptus mais quotidiens, semblent étonnés de ne plus pouvoir se poser sur les épaules de la petite chapelle, naguère promontoire devant la mer sur la falaise et que le tremblement de terre de septembre dernier a fait s'écrouler.
Un matin, dès le premier virage dans la descente vers le rivage, un lumineux point vert attire le regard sur le fil électrique où d'habitude il se glisse, habitué qu'il est de percevoir toutes les nuances de gris et de brun des Tourterelles turques, auxquelles se mêlent souvent les cousines des bois : ce point, ce quelqu'un, le regard n'en revient pas, c'est un Guêpier de Perse, agrippé au fil, son corps, habituellement élancé, est recroquevillé, comme qui serait transi par une longue traversée. Un Guêpier de Perse ! Je souris e cet adverbe " habituellement " qui s'est posé dans ma pensée en relatant la rencontre, car en fait d'habitude, ce que lève cette splendeur émeraude, qui serait assez rare en Crète, ce sont les rencontres passées, sur d'autres territoires. Oui, l'oiseau fait remonter le voyage, et voilà que l'œil de l'esprit prend le relais de cette présence concrète dans le regard objectif. Non pas un état d'âme, mais une soudaine remembrance, un autre territoire se soulève, et me voilà dans le Djoudj, au Sénégal, dans un de ces hauts lieux de passages migratoires, le bien nommé Parc National des oiseaux, une zone humide de 16000 hectares où pas moins de trois millions d'oiseaux ont pu être recensés, faisant de cette réserve d'Afrique de l'Ouest, au sud du Sahara, ceci expliquant cela, la troisième plus grande réserve ornithologique du monde.

Fabienne Raphoz | La saison des mousses

Fabienne Raphoz, "Migrations" in La Saison des mousses, 2023, pp.81, 82, 83 84

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FABIENNE RAPHOZ Métropolis, Genève, 1995 ; éditions Héros-Limite, Genève, 2005,

Fabienne Raphoz | La saison des mousses

Image, G.AdC
Fabienne Raphoz dirige, avec Bertrand Fillaudeau, les éditions José Corti.
Elle a notamment publié : Les Femmes de Barbe-bleue, une histoire de curieuse,Poussière du ciel, édition Filigranes, 1997 ; Des belles et des bêtes, Corti, 2003 ; Pendant 1-62,L'Aile bleue des contes : l'oiseau, Corti, 2009, Blanche baleine, éditions Héros-Limite, 2017 et Parce que l'oiseau, Corti, 2018.


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