D'emblée apparaît un " chemin ", qui dessine jusqu'au dernier poème, une géographie intime, qui mène à des fleuves, des rives plus ou moins dangereuses, des îlots où se recréer. Si la poète en a désormais reconnu les embûches, telle cette marche qui manque sur le seuil et entraîne la chute, est-il pour autant possible, même à qui voudrait l'adoucir, d'en " mesurer " le dommage initial ? Parcours transformé par les épreuves en " chemin d'épouvante ", où l'on s'asseyait " aux tables/de l'effroi ", fait de ronces, de " rocs intimes ", de " gouffres de colère ", " où rien ne cicatrise ", entre autres cette douleur muette, qui taraude sans fin le ventre des mères " quand les enfants tardent/ à éclore ". Chemin où " les ombres/qui nous peuplent/s'allongent/derrière nous ", entraves pesantes, pleurant, dans la nostalgie " le zénith/enfui ".
Mais, conformément à l'épigraphe empruntée à Richard Rognet, Danièle Corre refuse que " les peines du monde/vienn[ent] à bout de [ses] joies " - joies que lui permettront de révéler ses mots de poète : " On veut saisir/une torche de joie claire/ pour ces temps de traverse ". Son essentielle priorité sera de combattre les assauts des ténèbres, quels qu'ils soient, en leur opposant la légèreté du " linge frais " qui sèche au grand air. Si la douleur l'identifie à l'animal blessé, elle sait, comme lui, se souvenir " des douceurs anciennes ", elle cherche " sur le chemin/de haute enfance " la lumière qui persiste. Parmi ses heureux souvenirs figurent aussi les inoubliables " images/ clouées en soi " de grands voyages dans les terres canadiennes, en Amérique, au Vietnam, auxquelles la poète assigne de " ravauder/ la pauvre planète " en reliant les êtres et les lieux, toutes merveilles confondues, par un " tressage des lettres, tressage des eaux ". Elle sait aussi l'art de ménager des haltes - " la halte des fleurs " -, faite de " bouquets/de sourire ", " de bienfaits " où ses mots aménagent des huttes où séjourner en paix et amitié avec des " cœurs sans artifices ".
Car, sur ce chemin tout autour de la terre comme de notre vie, il s'agit d'" être " - " être là ", sans agitation inutile, juste " pour voir " la couleur de chaque heure, dans sa nuance propre. Ce qui implique d'abord un rapport adéquat au langage, en fuyant le bavardage, prodigue du temps en pure perte ; s'il exclut un activisme stérile, il n'en passe pas moins par des " gestes " de ménagère soucieuse de " les faire briller ", avec un amour joyeux ; " le cœur brillant " de la parole coïncidera avec la découverte du " lieu " cherché - lieu de douceur, dépourvu d'ombres, où ne reste, pour la fête, que ce qui lie les êtres entre eux. Si la poète s'est souvent sentie perdue sur ce chemin semé de " porte.../refermée/ sans appel ", de " rideaux de brume " occultant le paysage à sa vue ; si le travail des mots s'est avéré difficile, toujours menacé par des " franfreluches/ de discours " compromettant la vérité autant que la liberté, elle n'en finit pas moins par constater qu'en enfilant les beaux instants " comme les perles d'un collier ", en cousant elle-même " un présent de broderies ", elle pare, à son insu, notre vie d'un " grain d'éternité " : devant " la maison du temps " élargie, elle " s'étonne d'une force/venue de plus loin que soi ".
En refusant de laisser le malheur et la tristesse lui boucher de nouveaux horizons, en affirmant que " Seul compte, /au promontoire de l'attente, /le frémissement du guet ", Danièle Corre, entre plainte et inquiétude, entre confiance et espoir, nous invite à croire l'entreprise possible, elle qui parvient à percevoir, aux moments de partage, " l'infini chemin " qui nous traverse, gratifiée " [du] bonheur fou/d'avoir perçu/son foudroiement ".
Danièle Corre , Ces ombres qui nous peuplent; Éditions La feuille de thé, 2023.
BÉATRICE MARCHAL
Source
■ Béatrice Marchal
sur Terres de femmes ▼
→ Au pied de la cascade (lecture d'Isabelle Lévesque)
→ Dans l'écho de pas anciens (poème extrait d'Élargir le présent)
→ [Quelle part de soi a-t-elle sombré] (poème extrait de Résolution des rêves)
→ Un jour enfin l'accès suivi de Progression jusqu'au cœur (lecture d'Isabelle Lévesque)
→ [Ce que tu as cru voir courir à vive allure] (poème extrait d'Un jour enfin l'accès)
→ Gardé vivant, peintures de Jean-Marc Brunet, Poésie, Al Manar 2022
→ Béatrice Marchal lit Marcher dans l'éphémère ( lecture d'Angèle Paoli ), Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, 2022,
→ Michel Passelergue, Un roman pour Ophélie, suivi de Douze monodies au bord de la nuit Éditions du Petit Pavé, 2022, lecture de Béatrice Marchal