Lettre à Pénélope.

Publié le 09 mai 2023 par Rolandbosquet

Ma chère Pénélope, je vois bien à ta manière d’accaparer mon fauteuil et le clavier de mon ordinateur, à ta manière de miauler devant la porte pour sortir et de miauler derrière la porte pour rentrer, je vois bien tu es impatiente de m’entendre te raconter le mois qui vient de s’écouler.

Depuis plus de cinquante ans, je respecte mon devoir de citoyen chaque fois que l’on appelle le peuple aux urnes pour désigner ses représentants. Avec ma maladresse habituelle, je me suis ainsi retrouvé, la plupart du temps, dans l’opposition. Et quand l’opposition est devenue majoritaire, ce fut hélas souvent pour regretter des décisions nettement plus idéologiques que pragmatiques et plus souvent encore à contretemps. Aujourd’hui, la majorité n’est pas majoritaire mais les oppositions non plus. C’est donc la pagaille dans tous les coins, chacun voulant, dans le bruit et la fureur mais toujours, la main sur le cœur, dans le respect de la démocratie, chacun voulant donc imposer ses choix aux autres.

Du fond de mon courtil blotti dans sa vallée perdue au cœur des Monts, je m’interroge. Lorsque ton avenir probable devient nettement plus court que ton passé, ton intérêt pour les péripéties qui agitent le monde a tendance à s’émousser. Et la sagesse que l’on prête aux anciens te fait relativiser tout autant les prophéties des experts en tout qui annoncent des lendemains catastrophiques que celles des forts en gueule qui promettent le Grand Soir dans la joie et la bonne humeur.

Ainsi, en janvier et février 1995, Edouard Balladur et Lionel Jospin proclamaient-ils avec force programme alléchant leur candidature à la Présidence de la République. L’Histoire retiendra que ce fut en vain et oubliera. En revanche, elle gardera en mémoire que les éditions Verdier publièrent cette même année La Grande Beune de Pierre Michon. Un bijou de littérature que je retrouvai, au début de ce mois d’avril, dans l’étagère des recueils de poésie de ma bibliothèque. Un ami creusois venait de m’informer que son auteur en avait écrit une suite où il révélait, enfin, si oui ou non le jeune instituteur nommé en 1961 dans le petit bourg de Castelnau était parvenu à séduire la pulpeuse Yvonne, la tenancière du bureau de tabac.

Tu peux comprendre à présent pourquoi m’indifféraient les traditionnels cortèges qui jonchaient les rues de détritus, d’incendies et d’images d’apocalypse. Tous ces "événements" sombreront bientôt dans les limbes du temps. Mais dans un siècle, deux sans doute et peut-être même trois ou quatre, on lira encore les émois d’un jeune homme ébloui par cette origine ô combien vivante du monde qui lui tend chaque jour son paquet de cigarettes. (Les deux Beune, Pierre Michon, éd. Verdier)