Il est rare que je tremble lorsque je m'attèle à une lecture. Mais aujourd'hui, sous l'emprise du dernier recueil de Françoise Clédat, Les Parentés inhumaines, je sens que je vacille. Je vacille et je tremble. Ce recueil m'impressionne. Ce recueil me bouleverse. Sa complexité me dépasse, sa beauté m'habite, sa profondeur me met au bord du vertige. Vais-je parvenir à rendre compte de ma lecture ? De mes lectures. Car ce n'est pas là un livre que l'on referme aussitôt lu. Je passe et repasse. Des textes en prose aux poèmes. Je note je souligne. Je reviens en arrière, alternant poèmes et proses. Je relis (et relie ?) les 4 volets qui constituent la Fugue, puis je file aux poèmes qui composent Variations. Ce n'est pas une lecture linéaire que la mienne. C'est un perpétuel vagabondage. Une rêverie. Et une réflexion qui se noue et se dénoue selon un cheminement aléatoire. Dont je cherche à saisir les angles d'approche, les lignes de fuite - Fugue- et les échos. Et les correspondances. D'un texte l'autre. Du premier volet du diptyque au second. Lecture palimpseste. Les points communs apparaissent, qui livrent peu à peu leurs " Parentés inhumaines ". Non que ces " parentés " (liens et analogies) soient cruelles. Car la cruauté n'occupe qu'une place infime dans le recueil de Françoise Clédat. Mais elles sont " Inhumaines " parce qu'elles ne relèvent pas de notre humanité. Invisibles, elles nous dépassent, elles nous surpassent. Et pourtant elles existent. Elles nous constituent et nous construisent à notre insu. " Inhumaines " parce que très éloignées de nos habituelles relations ou ordinaires préoccupations, conceptions, récits intérieurs et savoirs. Elles prennent forme ici, entre présence et absence, sous l'œil exercé de la poète et avec le talent qui est le sien d'élargir le monde et de dessiller le regard. Son regard et le nôtre. Et le mien ! Sur la vie, sur la maladie, sur la vieillesse et sur la mort. Sur l'immortalité, aussi, peut-être. Choses qui sont communes à tout être vivant sur cette terre. Mais que la poète aborde avec des interrogations, des recherches et une écriture qui lui sont propres. À quoi se joignent lectures et interprétation des traces et des signes. De sorte qu'au fil de son travail et de l'élaboration de sa réflexion, ces parentés apparemment oxymoriques, deviennent peu à peu fondamentales et même fondatrices.
Ce recueil, la poète en a porté la gestation dès le premier confinement. Son écriture l'a suivie pendant tout le temps qu'a duré la pandémie. Elle s'est élaborée en elle à la lumière de l'" irruption " de trois événements " disparates " mais " concomitants ". Le premier concernant les paradoxes qu'accompagnait le durcissement des contraintes " au début du déconfinement " :
" le non embrassé, le non touché, le non respiré installant dans la durée l'incomplétude de la présence de soi à l'autre et de l'autre à soi, et l'évidence lancinante de la blessure qui en résultait. "
Le second émanant de la nouvelle de " la maladie frappant deux personnes très aimées... ", nouvelle qui réactive " la concrétude atroce de l'absence " ; la troisième enfin, relevant de coïncidences entre musique, lecture et film. La musique de Zbigniew Preisner dans son laquelle s'appuie sur la lecture d'un extrait de la Concerto pour l'unification de l'Europe, Première Épître aux Corinthiens (chap. 13) dont les paroles chantées apparaissent à l'écran :
" quand je parlerais la langue des anges, si je n'ai pas l'amour,
je ne suis qu'airain qui résonne [...]
L'amour ne périt jamais.
Les prophéties prendront fin
Les langues se tairont
La connaissance disparaîtra... "
Ces paroles figurent aussi dans le film de Kieślowski, → Trois couleurs : Bleu. De la rencontre de ces trois signes, Françoise Clédat donne ce commentaire poignant :
" Je ne sais ce qui au juste a dessillé en moi la détresse tapie au profond de chaque solitude. Mise à nu, elle m'apparaissait comme la dimension fondamentale, celle que le texte avait jusque là manquée, et qui maintenant le déchirait. " (in
absolutus infinitus, 2)
En amont de ces faits, la vie et son lot de douleurs, ses temps d'écriture continue. Puis la révélation du cancer dont la poète est atteinte. Maladie avec laquelle il a fallu apprendre à vivre - survivre pour continuer de vivre ; et l'expérience de la grande solitude, au cœur d'un village coupé du monde. Solitude extrême qui a poussé la poète à vivre avec ses lectures nombreuses et passionnées. Sur Wikipedia ou dans l' Encyclopédie Universalis pour tout ce qui concerne le domaine des sciences. Mais aussi en compagnonnage avec les nombreux livres dont les auteurs sont sa famille élargie. On les trouve en fin de parcours à la rubrique MES AUTRES, listés " Par ordre d'apparition " dans les 4 chapitres de Fugue. Parmi les listes figurent les noms du philosophe Gilles Deleuze - dont la poète affectionne les " suites " qui irriguent son désir d'aimer et d'écrire - et du médecin immunologiste Jean-Claude Ameisen, auteur de La sculpture du vivant, un livre passionnant et innovant qui met l'accent sur " Le suicide cellulaire " et fait de toute mort un agent de création. " La mort créatrice : "n'est-ce pas l'objet même du pari" ? ". Ces rencontres (multiples) et couplages singuliers font du recueil de Françoise Clédat un livre du désir, lequel s'exprime dans la volonté de dé-lestage, séparation et disjonction, ultime dé-confinement :
" Devenir-animal, devenir-végétal, devenir-moléculaire. Devenir atome, devenir quanta. Je décline la suite deleuzienne en une suite de dé-liaisons de plus en plus impondérables. Succession de dé-liaisons. Dégagement des liens dont le vertige atteint les contenus de la représentation, les verse en d'autres non moins réels mais qui échappent au regard - fût-il du. microscope ou du télescope le plus performant - , échappent à toute figuration imagée. " (in Ce que l'on retrouve sous la forme d'odes dans
absolutus infinitus, 1)
Variations, comme dans ce sublime poème inspiré, imitation de la liturgie de la parole (Françoise Clédat se dit non croyante) mais aussi promesse et offrande à la vie et à l'amour :
" ...J'adorerai la vie
me délesterai
de la dimension à quoi
mes dimensions restreintes
l'auront restreinte en moi
Je lui demanderai pardon
de ne pas l'avoir davantage grandie
Je ne me désolerai pas de
ma désolation
Je la déposerai comme une offrande
Au bas de sa robe immense
J'y appuierai mon front
Comme contre la poitrine d'une amante
ou le ventre d'une mère... "
[Je ne sais pourquoi, en recopiant ces derniers vers, l'image me vient qui s'impose à moi de la non moins sublime Madonna del Parto, peinture de Piero Della Francesca. Étrange superposition entre les mots et les images, échos qui font signe, au-delà des différences d'approches...]
Ou dans cet autre poème encore où le désir d'écriture - qui est " l'antithèse de vieillir " -rejoint cette tension intérieure vers l'élargissement du monde :
Pas de noms d'auteurs ou " d'autres " dans Variations, sinon de manière plus ou moins explicite, comme dans l'ode d'ouverture du second volet, dans laquelle la poète rend hommage à ces " autres " qui lui sont chers. Ainsi de ces vers :
" De l'arbuste [...]
il restera vivant en mon hiver
et bien au-delà de cette ode à vous
mes autres mes tu mes proches
quand en ligne de front - bandée pas bandée-
listera mon absence l'or de vos prénoms. "
Un petit détour, ici, pour éclairer l'avant-dernier vers de cette ode dont la référence initiale - A listes d'or a travers bandée - et les images qui suivent, sont empruntées à l'hippologie mais surtout au seigneur de Pradel, Olivier de Serres (1600), agronome ardéchois, père de l'agronomie.
Mais il faut remonter au point de départ de la réflexion et de l'écriture de ce recueil. À l'origine, le hasard. Un hasard que la poète va exploiter sur tous les fronts en établissant des concordances avec la peinture, les sciences, la recherche médicale, les performances d'artistes... Cette " sérendipité " fructueuse a été suscitée chez la poète - au cours d'une promenade en forêt (non loin de chez elle, promenade d'une heure) - par la découverte, inattendue, inespérée et vécue comme une révélation d'une " lemniscate* de l'infini " dont Françoise Clédat donne deux photos ainsi que ce commentaire :
" C'est alors que je le vis, offert à ma lecture, son graphisme végétal inscrit entre deux arbres, juste en face de moi, de l'autre côté de l'allée : la lemniscate de l'infini : une première boucle, ouverture et fermeture à la fois, hardiment lancée d'un tronc à l'autre où la double branche se croisait pour former la seconde boucle, celle-ci interrompue après qu'esquissée, l'ensemble réalisant cette variante non fermée du symbole couramment utilisée au XVIII
e siècle, en particulier par Léonard Euler, qui l'appelle absolutus infinitus... " ( in absolutus infinitus, 1)
Et l'on retrouve en écho dans la mystérieuse ode d'ouverture de Variations l'image de la lemniscate de l'infini :
"
A listes d'or a travers bandée
(empruntée à l'an 1600 : bande de poils blancs sur le
front et le chanfrein de certaine)
large ou étroite, complète ou incomplète, régulière ou
irrégulière
bordure et centre à la fois
la liste des tu des proches leurs prénoms
Sms mails appels de loin
S'inquiètent du pire
Se réjouissent du mieux
Ou autres qu'en solitude
bordent et centrent derrière ma fenêtre
une proximité sans tu ni prénom... "
Du confinement forcé au confinement auquel est soumis le corps encorseté dans " sa cancère ", naît et s'élabore la réflexion de la poète sur sa " proche disparition ". L'avenir de son être sans le " je " qui le forme. Ainsi écrit-elle :
" J'affranchis les affres des confins de ma vie.
J'envisage la fin de je. Ce qu'il adviendra de ce qui aura
été je quand je ne sera plus.
Ce déconfinement : celui du corps hors je. "
L'ensemble du recueil tourne autour de cette préoccupation constante et s'enroule se déroule à la manière des boucles que la poète effectue dans les chemins boisés de sa campagne. Ou, en de multiples variations, selon la forme enroulée de la lemniscate, figure de l'infini selon le savant suisse, Léonard Euler. Ainsi de ce poème qui prend en compte une autre thématique chère à Françoise Clédat, celle de son paradoxal " attachement aux engendrés " :
d'elle cela part
succession inversée des morts
successivité future des engendrés
axe de symétrie inverse
jonction qui écartèle
en elle articule
provisoire
le ricochet des apparentements. "
Les termes de " Ainsi Fugue " et de " Variations ", accompagnés de leurs étymologies et définitions, renvoient en priorité au domaine de la musique. Mais au-delà du sens propre d'autres sens apparaissent qui s'inscrivent dans les domaines de la psychiatrie et de la génétique. Ces différents éléments du paratexte donnent à penser que la poète va établir des ponts entre ces domaines en apparence très distants et distincts les uns des autres. Et qu'elle va donc franchir des seuils et éliminer des frontières. Action qui va permettre à la poète d'agrandir le monde, de l'ouvrir sur d'autres possibles ou perspectives. Cellulaires, picturales, existentielles, biologiques et quantiques, artistiques et performatives... La liste semble infinie. Les Parentés Inhumaines, dans leur composition contrapunctique, se présentent-elles comme une fuite, une poursuite des voix brouillant les " frontières entre identité et altérité, humanité et inhumanité ", l'une remplaçant l'autre - ou se superposant - au fil du diptyque. Composition que Françoise Clédat définit ainsi :
" Reprises fuguées du thème qui est celui du présent livre avec l'écriture duquel une seconde pièce vient resserrer les concordances. " (in et in arcadia ego, 2)
La Fugue à quatre temps du premier volet - Absolutus Infinitus, Alter, In posse, Et in Arcadia Ego - se poursuit avec les poèmes de Variations qui en sont le prolongement. À une seule voix. Celle de la poète, désormais " autre " puisqu'investie par sa maladie. Les deux volets ainsi liés ensemble permettent de suivre le cheminement de Françoise Clédat autour d'une même identité - qui est la sienne depuis les origines - dans son évolution jusqu'à aujourd'hui, liée à une identité nouvelle qui a pris corps en elle - Je est un autre - à partir de la découverte de sa " cancère ". Qu'elle apprivoise différemment grâce à son affinité avec l'étrange histoire de l'ethnologue Nastassja Martin :
Mais mon adhésion à l'expérience et aux mots de Nastassja Martin lui fait acquérir une résonance corporelle plus précise. La brutalité de l'évidence vécue orientant ou biaisant la perception d'une parenté renforcée et son interprétation, j'éprouvai que, s'agissant de l'alter animal, la dangerosité menaçante du cancer se rapprochait plus de celle d'un fauve que d'un crabe. J'en nommai désormais l'altérité " mon ourse intérieure " (in
" Le mot cancer, on le sait, tire son origine du mot latin homonyme qui signifie crabe, en raison de l'analogie de l'aspect de certaines tumeurs avec cet animal.
alter | Mon ourse m'a dit) ".
Qui dit " fugue " et " variations " suppose la présence de suites. Et les poèmes de Variations sont l'illustration de cette composition, faite de reprises de tonalités à la fois mêmes et autres. Dans cette succession sérielle se dit l'adéquation de la poète à sa vie, à ses autres, à ce en quoi elle croit, augmentée qu'elle est par son carcinome et la conscience assumée de son devenir prochain. Inéluctable devenir.
Que faire, dès lors, face à cette vérité qui affiche son être
- " maintenant que ma propre mortalité dans mes yeux se regarde " ? -
Face à cette mortalité inéluctable reste cette force puissante :
Cet écrire volontaire, que sans aucun doute Françoise Clédat poursuit, inlassable, sans plus attendre.
*Je ne peux que m'interroger sur le rapport de Françoise Clédat au masculin et au féminin. La poète sans doute par souci de symbiose avec sa maladie a créé le néologisme " cancère ". En revanche elle a masculinisé " lemniscate " que tous les dictionnaires utilisent au féminin. Est-ce volonté ou erreur inconsciente?
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