Quand ma mère vient me voir en Inde, elle a la générosité de penser à mon employée de maison et à lui apporter un petit quelque chose – un vêtement, une eau de toilette etc. et elle lui fait vraiment plaisir. La dernière fois, mon père a en plus suggéré de lui laisser un pourboire, suggestion qui a horrifié ma mère. Comme si notre employée pouvait se sentir insultée ou du moins gênée par ce geste. J’ai alors expliqué qu’en Inde, tout se monnaye, les gens ont l’habitude de lâcher des billets à droite à gauche pour service rendu et donner un pourboire n’offusquerait personne, bien au contraire. (Ce que les Occidentaux appellent « corruption », à savoir payer pour des services normalement gratuits ou moins chers que ce qu’on rémunère, est rampante en Inde et quasi institutionnalisée puisque cela arrange presque tout le monde de pouvoir payer pour obtenir des avantages, selon ses moyens.) Par ailleurs, nous tombons souvent juste avec nos cadeaux mais c’est de la chance. Autrement, elle pourrait bien les revendre. Car ce dont elle a vraiment besoin, c’est de cash. L'attitude de ma mère reflète peut-être un comportement un peu général des Français, si on en croit le barman d'une boîte de nuit de Mumbai, qui s'en prit à moi : « Vous les Français vous ne laissez jamais de pourboire ! »
Quelques semaines plus tard, sur les routes européennes, mon Indien préféré, mon fils et moi-même nous arrêtâmes pour faire du kayak. Au bord de la plage, il trouva une location (tenue par des Indiens) pour quinze euros par personne. Je partis un peu plus sur une route assez raide trouver une entreprise qui avait de biens meilleurs kayaks me semblait-il. Le prix était de vingt euros mais gratuit pour l’enfant. À la seule évocation du terme « gratuit », mon Indien préféré partit chercher le kayak que j’avais sélectionné. En descendant les 500 mètres de pente chargé d’un monstre de plus de quatre-vingt kilos, il me maudit copieusement ainsi que son attitude à sauter à la première offre.
Ce n’est pas que les Indiens veulent nécessairement du « moins cher », ils veulent se sentir privilégiés. Et ça arrive quand on leur donne une ristourne ou un truc gratuit. D’ailleurs, en Inde, tous les produits (hormis ceux vendus en vrac) sont étiquetés du MRP (Maximum Retail Price ou Prix de Vente au Détail Maximum). Un sac de croquette lambda coûte ainsi le même prix dans un supermarché de centre-ville quand dans un petit magasin de campagne. Après, libre au vendeur de réduire sa marge et d’accepter de négocier le prix. (Apparemment, l’objectif du MRP est de protéger les consommateurs contre les pratiques de tarification injustes et d’assurer la transparence dans la vente des biens. L’interdiction française (et dans la plupart des pays du monde) de fixer les prix repose au contraire sur libre concurrence et la responsabilité des acteurs du marché, tout en garantissant la protection des consommateurs contre les pratiques abusives par d’autres mécanismes juridiques et réglementaires.
On peut dire que, globalement, les Français :
- Sont plutôt financièrement prudents et ont une tendance à l’épargne et la sécurité financière – en ce sens ils rejoignent d’ailleurs les Indiens pour qui l’épargne est synonyme de survie dans un système sans aides sociales.
- Veulent gagner plus en travaillant moins (privilégiant la vie en dehors du travail) – concept que les Indiens ne connaissent pas.
- N’aiment pas vraiment parler d’argent et ne partagent pas volontiers le montant de leur salaire par exemple. La discrétion en matière d'argent est souvent considérée comme une question de respect et de politesse. Si les Indiens n’étalent pas forcément leurs revenus à la face du monde, leur attitude tend à montrer leur statut financier car celui-ci commande le respect qu’ils peuvent attendre (voitures, bijoux, il faut montrer qu’on a les moyens).
- Peuvent avoir une attitude critique envers l'argent, un mal nécessaire qui peut être considéré comme une source de problèmes ou d'inégalités sociales. En Inde, les inégalités sont un état de fait et l’argent est considéré comme de source divine, un don de Lakshmi.
Ce qui est bien spécifique aux Indiens (à ma connaissance), c’est l’influence de la religion et du spirituel en ce qui concerne l’argent. Voici quelques exemples :
- Donner de l’argent en cadeau est une pratique courante pour diverses occasions, de l’anniversaire au mariage en passant par les festivals. Une pièce d’une roupie est alors généralement ajoutée au montant total, car elle est considérée comme de bon augure. Dans certaines régions, on pense que donner des chiffres ronds comme INR 500/1000, cela signifie une fin, mais la roupie ajoutée permettrait à son receveur de continuer à s’enrichir. Dans d’autres régions, cette croyance superstitieuse particulière implique des mathématiques : pour un cadeau de noces, un montant impair signifie que le reste de l’équation rapproche le couple tandis qu’un nombre pair, ne laissant rien lorsqu’il est divisé par deux, représenterait métaphoriquement l’annulation du mariage.
- Les Indiens du sud éviteraient de donner de l’argent les mardis et vendredis, considérant ces deux jours comme peu propices pour des transactions pécuniaires à cause des divinités vénérées ces jours-là ainsi que de certaines positions planétaires.
- En ce qui concerne les prêts, le lundi est considéré comme un jour très propice, sous la houlette de la déesse Parvati. En revanche, le mardi entraînerait des pertes d’argent et de gros soucis financiers – Kartikeya, le dieu du jour, serait féroce et cruel. D’ailleurs, les écrits interdisent de souscrire un prêt le mardi. Le mercredi est un jour mitigé pour les prêts. Selon Ganesh, à éviter. Le jeudi, jour de Brahma, Personne ne devrait recevoir de prêt, mais en prendre un prêt garantirait un remboursement rapide – pas simple de pouvoir emprunter mais pas prêter. Le vendredi est un jour propice. Le samedi ne l’est pas, en tout cas en ce qui concerne les prêts. Toute transaction monétaire devrait être évitée le dimanche, ou pendant le changement de signe du zodiaque du soleil, c’est-à-dire Sankranti.
- Compter de l’argent ou le montrer en public peut porter la malchance et entraîner des pertes financières.
- Jusqu’au début du XXème siècle au moins, mentionner le chiffre sept en télougou portait malheur, car le mot (yēdu) est le même que celui pour pleurer. Même un agent du Trésor, qui avait fait des études, en comptant l’argent, disait six et un. Le nombre sept est, pour la même raison, considéré comme malchanceux par les Koravas, et une expédition de cambriolage ne devrait pas être composée de sept hommes.
- Dans certaines castes de marchands, ils peuvent refuser de payer le soir ou la nuit en raison de croyances culturelles ou superstitieuses. Cela peut être par crainte de vol ou de cambriolage ou parce qu’ils croient que certains moments de la journée ou de la nuit sont astrologiquement plus propices que d’autres.
Selon mon Indien préféré, les Indiens sont prêts à trouver mille excuses astrologiques de ne pas se départir de leurs billets. C'est pas moi qui le dit !
Blague à part, pour garantir bonne fortune et prospérité, certains hindous :
- Ne sortent pas de chez eux sans prendre une cuillerée de yaourt (curd) avec un peu de sucre avant de sortir ou d’entreprendre un nouveau voyage – la douce note de départ rendrait n’importe quelle tâche heureuse et la journée ne peut que bien se passer. Peut-être que cela vient du fait que manger du curd a un effet rafraîchissant sur le système digestif, tandis que le sucre ajoute de l’énergie.
- Ne nettoient ni ne balayent la maison après le coucher du soleil, de peur d’effrayer la déesse de la richesse Lakshmi. (Lorsqu’il n’y avait pas d'électricité, il était pratique d’avoir terminé tous les travaux ménagers à la lumière du jour quand tout était visible.)
- Ne se coupent pas les cheveux ni les ongles les jeudis et samedis, afin de ne pas mettre en colère la planète Saturne (Shani), voire après le coucher du soleil.
- Accrochent du citron et des piments sous leurs voitures ou devant leur porte, ce qui éloigne les mauvais esprits.
- Et des milliers d’autres…