<< Poésie d'un jour
Fragment 918 – Mourir, ah mourir… Ils ne se rendent pas compte du privilège inouï qu’ils ont, eux tous, de connaître la mort, tandis que moi j’ai à poireauter, irrévocablement, dans mon innommable permanence, puisque tel est le noyau dur de ma définition : être éternel.
Beaucoup d’entre eux s’obstinent à m’invoquer sous cette épithète pourrie : ô Éternel, ânonnent-ils, persuadés de me mettre de bonne humeur, alors qu’ils ne font que me rappeler, encore & encore, mon triste sort.
Fragment 8 741 – Encore & encore je fréquente maître Eckhart, son néant est tellement plus fertile que celui de Heidegger. J’ai un réel faible, depuis toujours, pour le subtile nihilisme des mystiques rhénans.
Fragment 5 633 – Quand il s’agissait de façonner le sexe d’Adam, je n’ai pas longtemps réfléchi, suffisait que ça soit fonctionnel & efficace, la mécanique de l’érection, il faut le dire, est ingénieuse, mais je n’avais aucun souci esthétique. Quant à l’élaboration de la vulve, ça m’a coûté, j’ai fait mille esquisses & brouillons, pour arriver finalement à ce chef-d’œuvre de raffinement. Et ça me plaît qu’il y ait à cet endroit-là cet accord parfait entre beauté et jouissance.
Fragment 854 – Il m’a intrigué, ce jeune vicaire bavarois, venu à Rome pour quelques jours avec une trentaine de ses paroissiens, pendant la quinzième année du pontificat de Pie XII, je l’ai suivi pendant quelques heures ce jour-là, entrant dans ses pas, entrant dans ses pensées, comment il marche, absent à lui-même, absent à ses ouailles, comment il trébuche le long de la colonnade de la Place Saint-Pierre, ne voyant pas le petit troupeau de lycéennes piémontaises qui passent, leurs seins menus sautillant sous leurs blouses bleues, dans sa tête ça martèle colonnes, colonnes, colossales sales colonnes, en plein été romain il a froid jusqu’au fond de l’âme, et en haut de la colonnade les saints de Bernini gesticulent dans le vide, marbre froid, froides gesticulations, et la coupole cogne contre le ciel, qu’est -ce que je fous devant ce satanique palais, les paroissiens se sont depuis longtemps dispersés dans les boutiques de pieuseries, achètent cartes postales, chapelets, médailles et statuettes de la Vierge, quelques semaines plus tard je retrouve le vicaire, solitaire et muet, dans une grotte en Cappadoce, mourir ici, ici mourir…
Fragment 3 221– Un certain Froybard ou Beaussard ou Baubarre ou… enfin, je ne sais plus, a publié un livre dans lequel, sur deux cents pages, il prétend m’avoir rencontré (« Dieu existe, je l’ai rencontré » !) – je dois dire que personnellement je n’en garde aucun souvenir. Par contre, Oksana, cette vieille paysanne ouzbek qui vendait pendant quarante ans des pastèques dans le souk de Samarcande, je m’en souviens comme si c’était hier, elle me tutoyait avec une tendre désinvolture qui me donnait chaud au cœur. Elle a failli me réconcilier avec le genre humain.
Fragment 1 019 – Le déluge, comme idée, ce n’était pas fameux, c’était même dégoûtant, toute cette flotte, toute cette boue, tous ces cadavres, toute cette pourriture, c’était épouvantable. Pendant de longs jours encore, alors que les hérissons, les zèbres, les cochons, les chimpanzés, les humains, les antilopes, les belettes, etc… avaient depuis longtemps péri, noyés, - pendant de longs jours encore on voyait voleter désespérément les papillons, les hirondelles, les cigognes, les cygnes, les grues cendrées, les abeilles, les hannetons, les coccinelles, etc., c’était poignant, et sans issue, un massacre biblique s’il en fut. J’ai toujours eu un faible pour mon hanneton, et j’ai dû voir des centaines de milliers de hannetons, à bout d’épuisement, tomber finalement dans les flots, c’était un cauchemar. Plus tard Albert Schweitzer a philosophé sur la dignité des animaux. Et sur leur innocence.
Fragment 2 018 – Si on me demandait, quelles sont les dix créations dont je suis le plus fier, je dirais en vrac : la lune l’œil le tournesol la grue cendrée le Lac des Quatre Cantons la coccinelle le lapis-lazuli les larmes l’hippocampe le clitoris – et j’ajouterais : le flocon de neige.
Fragment 2 303 – C’est Ève ma préférée. Pendant des siècles l’exégèse mâle s’est acharnée à gommer ça.
Le fruit de la connaissance, c’est elle qui le cueille. C’est elle qui a compris qu’il fallait absolument quitter ce Jardin de fade bonheur et d’ennuyeuse perfection. Elle n’avait aucune envie de passer une éternité aux côtés de cet homme indolent, béat et sans initiative ni charnelle ni intellectuelle.
Par son geste de primordiale désobéissance elle accomplit la transgression qui fonde l’humanité.
C’est Ève qui invente le temps, instaure la connaissance et le désir.
C’est Ève qui trouve la mort et donne la vie – et ce qui fait vivre : le besoin de savoir et l’envie de jouir.
Adam ne fait que croquer la pomme qu’Eve vient d’arracher à l’arbre interdit – mais désormais il va bander et cogiter.
Si Ève n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas inventé la roue, si Eve n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas transformé la mécanique du coït en un rite d’érotiques délices.
Ma seule intervention dans tout ça, c’était d’interdire.
Et l’admirable riposte de la femme m’a épaté.
Lambert Schlechter, Fragments du journal intime de Dieu, Illustrations de Patricia Lippert et Pascale Behrens,
Collection Trait d'union, L’herbe qui tremble 2023, pp.9, 11, 12, 13, 14, 16, 25, 30, 31.
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