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Gorguine Valougeorgis | Lecture de Patricia Cottron-Daubigné

Publié le 29 juin 2023 par Angèle Paoli

Gorguine Valougeorgis, matin midi soir, Éditions Polder, 2021
Cheese !!! Éditions Plaine page, 2021
L’âcreté du kaki, Éditions Mars-A, 2022

Lecture proposée par Patricia Cottron-Daubigné

Gorguine Valougeorgis

Source : Facebook 

Gorguine Valougeorgis, il faut bien retenir ce nom et lire ce que celui qui le porte écrit.

À ce jour 4 livres existent :
- Un Polder paru en 2021 : matin midi soir (on reconnaît là le flair de l’équipe Décharge-Gros textes)
-Aux éditions Plaine page, fin 2021, Cheese !!!

Et en 2022 deux livres, l'un chez Mars-A, L’âcreté du kaki, et enfin  Xoros  chez Lunatique dont je viens juste de découvrir l’existence, et que je n’ai pas encore lu.

matin midi soir et Cheese !!! sont, pour l’essentiel, consacrés aux gens que Gorguine Valougeorgis rencontre dans son travail. Il est dentiste itinérant, actuellement dans le 93 et approche ainsi les publics empêchés ou éloignés des soins. Ce sont ces gens, pauvres, dans la misère physique et morale souvent, vivant parfois dans la rue, que l’on croise dans ces poèmes. Cheese !!! est accompagné de photos des belles céramiques, variations colorées et surprenantes de dents, par Anne Raskin.

L’âcreté du kaki retrace, lui, le parcours d’un afghan, à partir des propos de ses patients demandeurs d’asile, depuis Kaboul jusqu’à la place de la Chapelle. Un parcours de drame, de douleur, de perte. SIXN a illustré ce livre de belles encres à la fois puissantes et funambules.

Ces trois ouvrages ressortissent de ce que l’on a appelé la poésie « engagée », terme longtemps décrié. Mais si cette dernière est une manière de faire entrer le social dans les poèmes, de le montrer, de dessiller notre regard endormi par le tout-info, alors c’est une belle expression. Pour cela il faut trouver une manière, c’est à dire une langue, une vibration des mots, ce qu’a réussi Gorguine Valougeorgis.

Ainsi le choix des mots, le choix du détail, l’acuité des sens associés à une grande douceur, une grande attention à l’autre font par exemple de ce poème une vraie réussite.

« j’ai appris à l’usure
à reconnaître l’odeur
de l’humain qui dort dehors

rance entre
le tabac froid, la bouteille
l’asphalte surtout du SDF: le
poisson du poissonnier
pénètre les pores jusqu’aux os colle
à la peau
s’infiltre comme la crasse sous les ongles puis
aux articulations qui ankylosent
les rapports au monde

(…)
quand cette odeur s’allonge
dans mon fauteuil je suis
très attentif à prendre le temps
regarder bien dans
les yeux et serrer un peu plus
la poignée de mains de fin de séance

ne pas nécroser plus loin ce
qu’il reste de vie et (…) in matin midi soir

ou celui-ci :

« elle vit sans dents depuis des années
mais vous ne mangez rien que de la soupe ?
Je mange de tout docteur même de la viande je la coupe en tout petits morceaux et la machouille tout doucement
Ses gencives sont dures comme des dents
Je lui demande pourquoi elle n’est pas venue plus tôt avec l’assistante sociale vous auriez pu trouver une solution pour payer
je suis seule et fatiguée docteur
et puis j’avais honte » in Cheese !!!

Tout l’art de Gorguine Valougeorgis se déploie dans ce poème aussi, brièveté, choix de l’intensité dans des énoncés sobres. Le dentiste sait entendre, reconnaître les éléments du corps qui parlent, en disent long d’une vie et les énonce sans fioriture ; mais il sait aussi lire au-delà du corps la détresse morale et ses gestes comme ses poèmes témoignent d’une empathie généreuse.

C’est la dignité des êtres que le poète remet au centre de l’espace, au centre de notre regard. Il sait capter ce que nous oublions dans nos imaginaires ou nos fantasmes stéréotypés. Il va aux signes essentiels, le corps encore, pour dénoncer tout un système, si l’on veut bien s'arrêter sur la force de ces quelques phrases.

« Elles vendent leur corps et leurs enfants sont aussi joyeux que les autres elles vendent leur corps pour sauver le rire de leurs enfants pour que leurs rires soient aussi forts que ceux des autres. » in Cheese !!!

On a le cœur lourd de notre indifférence en le lisant et on regarde ensuite différemment ces hommes ou ces femmes que l’on croisait sans les voir.

L’âcreté du Kaki s’attache, lui aussi, à rendre compte de la violence que les individus subissent dans le monde à travers le trajet d’un afghan, migrant. Exil et rêves perdus.


« Sur le sol
les arêtes de tant de rêves » in L’âcreté du kaki

Une langue tendue vient frapper le lecteur avec l’efficacité pure d’un scalpel, sur un rythme vif, qui crée comme de l’irrespirable, par exemple dans ce poème de l’effacement du demandeur d’asile. Irrespirable qui est souvent la sensation d’oppression qu’il doit avoir :

« il passe
il ne fait que passer
ne vous dérangez pas pour lui
(….)
il passe sa vie
à passer
d’un pays à l’autre
d’un trottoir à l’autre
d’un quartier à l’autre
d’un rejet à l’autre
d’un boulot à l’autre
d’une pelle à l’autre
d’un balai à l’autre
(….)
ça fait longtemps
qu’il est devenu
expert dans l’art
de passer
sans lui »

L’un des mérites de ce livre, comme des deux précédents, est de rendre présentes ces personnes, que l’on évite souvent de regarder.
Y aurait-il quelque espoir ?

« la paume au ciel
finit de décrocher
l’avant

de l’après »

La seconde partie du livre est constituée autour d’un « je » autobiographique. Gorguine Valougeorgis a la chance, c’est ce que j’aurais dit spontanément, d’être né en France, d’une mère iranienne et d’un père grec. Mais c’était rapidement pensé car cette pluralité des racines qui vaut peut-être absence, forme d’exil, est aussi une difficulté à vivre dans laquelle la culpabilité a une grande place.


« J’ai toujours eu mes trois repas par jour
toujours eu ce qu’on me devait d’amour
et aussi mes maux de ventre »

ou bien

« quand la nuit tombe dans l’alcool la danse je m’abandonne
J’appartiens enfin
à une communauté qui me ressemble
celle
qui a oublié sa provenance »

Ce qui est sûr, c’est que Gorguine Valougeorgis, à travers ces trois œuvres (et je ne doute pas que Xoros dont la lecture m’attend, soit de même qualité) a rejoint la communauté des poètes qui ne sont pas tous à distance du monde.

Patricia Cottron-Daubigné, 21-23 juin 2023

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PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ

Patricia_Cottron_Daubigne-2

■ Patricia Cottron-Daubigné
sur Terres de femmes ▼
→ [Je marche seul avec mon fils] (extrait de Ceux du lointain)
→ Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)
→ Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions L’Amourier) une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
→ (sur le site des éditions L’Amourier) la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain


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