Samira Negrouche | Stations | Prendre place dans la langue (Extrait)

Publié le 30 juin 2023 par Angèle Paoli

Samira Negrouche, 8 juin 2023,
Photo : Angèle Paoli

Prendre place dans la langue (Extrait)
                                              à travers les failles de l’histoire

Il n’y a jamais eu de sentiment de culpabilité concer-
nant mon utilisation de la langue française.
Que ce soit pour parler ou pour écrire. C’est une idée
qui ne me traverse jamais l’esprit.
Cette langue s’écoule de moi, naturellement, parallèle
à d’autres langues maternelles, se nourrissant aux
mêmes affluents.

Comme mes langues, je suis multiple. Aucune d’elle
ne m’est étrangère, elles entrent toutes dans ma
constitution la plus intime.
Aucune d’elle ne domine, elles semblent cohabiter
en toute harmonie, chacune s’exprimant librement,
instinctivement, chacune me rapprochant un peu plus
de ce qui est enfoui en moi.

Plus intime encore, le rapport à l’écriture.
Il s’inscrit en moi, ou se fraye un chemin à travers soi,
par des chemins inattendus. Je ne crois pas qu’on
puisse réellement choisir la langue dans laquelle on
écrit de la littérature, c’est la littérature qui décide,
la poésie à l’intérieur de soi qui ne se laisse jamais
entraîner dans des logiques d’une tout autre nature.

Qui est entré dans l’aventure intime de l’écriture sait
que l’écriture est elle-même une langue, que cette
langue se sculpte à l’intérieur d’une autre langue,
lentement, soigneusement. Que tout écart de la langue
est encore un creusement de la langue.

J’ai toujours envisagé la langue française comme une
langue maternelle, au même titre que le tamazight ou
l’arabe, sans oublier que le tamazight et l’arabe sont
déjà un arc-en-ciel de langues. Je dis maternelle et
j’envisage que la première pensée de qui m’écoute
ou me lit puisse être de questionner les apports de
mon arbre généalogique. Je ne vais sans doute pas
vous décevoir, je ne peux décevoir qui va au-delà de sa
première impression. Il semblerait que je descende par
ma mère et par mon père, sur plusieurs générations, du
même village de montagne à cent quarante kilomètres
à l’est d’Alger. Je suis Algéroise de naissance et de vie,
mais ma montagne n’est jamais loin.


Pourquoi alors cette référence à la langue maternelle ?
Puisque ma mère m’a susurré d’autres mots à la
Naissance ? Parce que ma mère avant moi, et tous ceux
qui l’ont entourée avant moi, ont baigné dans cette
multiplicité qu’ils ont faite leur. Parce que bien que
conscients et inquiets de la disparition de la langue de
leurs ancêtres, ils n’ont jamais envisagé que d’autres
langues intimement ancrées en eux puissent annuler
ou en affaiblir une autre.

Je dis maternelle car, à travers cette paroi de chair
qui me séparait du monde, il y avait déjà dans mon
environnement immédiat ces trois langues comme
trois triangles superposés, à jamais liés dans ma
structure neuronale.

Au-delà de ma naissance, c’est dans les rues de ma
Ville, Alger, El-Djazair, les îles, Icosim, Icosium,
que s’inscrit ce chant multilingue. L’Algérie est la
terre de ce foisonnement, c’est d’elle que je tiens
ma multiplicité, mes strates, c’est d’elle que je tiens
cette affirmation simple que le français est une langue
algérienne, et je ne pense pas une seconde qu’il y ait la
moindre polémique là-dedans.

J’ai parlé de langues arc-en-ciel en excluant le
français de ce dégradé de couleurs, il est pourtant
parmi les langues les plus chargées de dégradés de
couleurs, parmi les plus étendues. Que cela s’entende
ou pas dans les accents, par les expressions, par les
néologismes ou les tournures de phrases. La langue
française est chargée d’oligoéléments de la langue, sa
musique ne lui appartient plus complètement, ou du
moins pas à elle seule.


Diplômée de la faculté de médecine d’Alger, je suis
née longtemps après l’Indépendance de l’Algérie. C’est
dans un pays indépendant depuis plus de trente ans,
à une époque où l’Algérie a été désertée et endeuillée
par la perte de ses artistes et de ses intellectuels, à une
époque où le terrorisme était notre lot quotidien, que
j’ai été formée.
J’ai été formée en français dans une université
algérienne, publique.
Comme les intellectuels algériens formés au seuil
de l’indépendance, j’ai été formée au seuil d’un
basculement, ces périodes de l’histoire où l’élite ne
signifiait plus grand-chose.
Je suis un produit du peuple vacillant. Mon français
est algérien, il a résisté aux hordes qui s’abattaient sur
ce que symbolisait la langue française dans la société
algérienne : un mélange de liberté, d’occident, de
laïcité, de progrès, mais aussi parfois d’insoumission,
de marginalité, de traîtrise.
Pour beaucoup, c’était une langue de
travail.

Pourquoi je précise tout cela ?
Parce qu’il faut de longues introductions pour qu’il
n’y ait pas de malentendus entre nous. Et il y aura des
malentendus, car aucune introduction ne peut suffire
comme aucun instrument de mesure ne peut dire
l’impact réel de cette langue dans le cheminement de
nos neurones et celui de nos sociétés, de nos Histoires
croisées.
Nous sommes, notre francophonie est issue d’un viol.
certains m’objecteront que le reste de l’Histoire de
l’humanité est issu de viols.
Je dis que nous devons assumer celui qui nous
concerne, celui pour lequel nous avons un devoir de
mémoire et de conscience.
Il est important de dire cela, de l’accepter pleinement
et d’accepter la part de ruines collatérales pour pouvoir
vivre pleinement cette part intégrée et entière de soi…

Samira Negrouche, « Prendre place dans la langue », in Stations
10 décembre 2019,
Illustration de couverture: Photographie © Arièle Bonzon Courtoisie,
Éditions Chèvre-feuille étoilée, 2023, pp.160,161,162,163.

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SAMIRA    NEGROUCHE


Image, G.AdC
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■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur YouTube) Samira Negrouche - Portrait d’une poétesse (Voix de la Méditerranée, Lodève, juillet 2011.
Réalisation de Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora)