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Emmanuel Merle | Avoir lieu

Publié le 05 juillet 2023 par Angèle Paoli

<<Poésie d'un jour

Hannah_Arendt_Straße_-_Hannah_Arendt_Street_-_Berlin

Hannah-Arendt-Strasse

Source photo

           Je ne connaissais pas l’existence du Mémorial de l’Holocauste. Nous étions près du Tiergarten et, sur le trottoir, j’ai buté sur une marche. Puis j’ai vu ce qui ressemblait à une tombe et, levant les yeux, j’ai été sidéré par l’immense champ de LEGO gris en plein Berlin. Je n’ai pas compris de quoi il retournait véritablement. Pour ce faire j’ai dû « descendre » dans le champ des « pierres » et atteindre l’entrée du centre d’information qui s’ouvre sous elles. Sous les stèles.
         Mais une part de moi a compris que j’allais marcher sur de la mort. Nous marchons sans cesse sur les morts, depuis le temps. Un engrais magnifique. Mais là, au bord de Hannah-Arendt-Strasse, non, c’est l’autre mort.
          Les stèles ont une longueur et une largeur fixes. Celle d’une tombe. Mais la hauteur est variable. Non pas que certaines soient plus remarquables que d’autres, ou plus
Poignantes ou plus significatives. Mais c’est qu’on descend dans cette mort. Au niveau du trottoir, les stèles sont basses. Si on s’engage entre elles, alors elles s’élèvent parce qu’on s’enfonce dans le sol. Il y a eu des trous noirs en Pologne. Des entrées pour un enfer inventé.
       Nous levions les yeux parfois. Lorsque le regard remontait au bout de la ligne droite entre les stèles et rencontrait la verdure de la rue d’en face, puis le ciel gris, nous avions la sensation de voir à travers deux volets légèrement entrouverts. Une photo, rare, prise dans les campas par l’embrasure d’une porte, montre un contingent de femmes nues descendant directement dans la fosse. Des membres du Sonderkommando ont photographié l’enfer peint par Jérôme Bosch. Je pensais à ça dans ces couloirs étroits, ces corridors à ciel ouvert, chacun la métaphore d’une existence. Non, pas vraiment une pensée. Une entrevoyure.
        À l’intérieur de l’immense quadrillage (il y a 2711 stèles), sous la surface, exactement comme sil devenait très difficile de remonter jusqu’à l’air libre, épuisés juste avant pour ainsi dire, nous étions saisis par d’autres visions. Des choses d’avant le moment de couler. Des corps passaient à certains croisements, parfois juste devant nous – nous nous arrêtions, effarés – parfois à une intersection plus lointaine, silhouette à peine aperçue, humain coloré et de profil, marchant, courant même. Visions rapides comme celles de certains cauchemars : puis, paradoxalement, dans un éternel ralenti, un visage ne va-t-il pas se tourner vers vous ? Pourquoi passe-t-on, là-bas, comme une menace ? Des enfants aussi ? Ils riaient, jouaient au labyrinthe. La sensation nous venait qu’ils étaient là depuis très longtemps, ni vivants ni morts, passant encore et toujours, attendant une obole en suspens.
         Ici nous sommes tous des apparitions. Des revenants. Changeant de direction à angle droit, puis changeant encore, j’étais moi aussi cette image soudaine et étrangement vivante sur la rétine d’un autre.
     Les labyrinthes végétaux sont des projections terrestres du jardin d’Eden, le Mémorial de l’Holocauste est une représentation de l’enfer.
Comme prononcer l’horreur sans la dire.
Les allées étaient étroites, je ne pouvais pas te prendre la main pour les parcourir.

Denkmal_fuer_die_ermordeten_juden_europas_web

Source photo 

Derelicts


C’est l’armée des barques, esquifs chargés
d’esquilles grises, à égale distance l’une de l’autre,
certaines plus lourdes pourtant, presque immergées,
comme à un moment plus proche de la grande aspiration
finale, de la monstrueuse succion du vortex de l’eau.
Sur les ponts les esquilles font encore des corps
noués par des tissus salés, rougis par les escarres.
Le ciel – moins au-dessus qu’autour – est descendu
sous le poids des cendres.

Derelicts, pauvres vaisseaux fantômes,
existe-t-il un courant assez puissant
pour vous aider à ne plus errer,
pour que, amenés en une lente procession
douloureuse, vous puissiez enfin sombrer ?
Coulant lentement, vos noms brillant à nouveau
peut-être sur vos coques dans la pâle lueur,
vous vous enfoncerez, puis vous échouerez sur
la plaque continentale qui veut bien de vous.

Barques noires, gabares presque lèges
tant est grêle votre chargement, espérez
malgré tout.

Le sextant n’a pas été inventé qui puisse mesurer
la hauteur de l’astre noir qui vous attend, son limbe
n’est pas gradué : il y faudrait inscrire les cris
silencieux de ceux qui rêvent, allongés sur vos ponts,
rayés par la lumière des étoiles.

Entre vos bords, nageant, libres et joyeux,
saisissant le reflet de la lune sous leur paume,
éclaboussant ses éclats au visage l’un de l’autre,
des enfants confiants vous accompagnent,
ignorant encore vos cargaisons,
vous rendant sans le savoir par leur escorte
la mort personnelle qu’on vous a refusée.

Barques noires, gabares presque lèges
tant est grêle votre chargement,
vous traversez le temps.

AVOIR LIEU

Emmanuel Merle, Avoir lieu, Vignette de couverture : Philippe Marie, L’Etoile des limites, Collection Parlant Seul 2023, pp.43,44,45,46.



EMMANUEL  MERLE

Vignette Emmanuel Merle

■ Emmanuel Merle
sur Terres de femmes ▼
→ Cet ancien lieu (poème extrait de Démembrements)
→ Démembrements (lecture d'AP)
→ Dernières paroles de Perceval (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Dernières paroles de Perceval (lecture d’AP)
→ [Le rouge] (extrait de Dernières paroles de Perceval)
→ Amère Indienne
→ [Cape Cod]
→ Le Chien de Goya (lecture d’AP)
→ Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ ils attendent ce qui (extraits du Grand Rassemblement)
→ Migrant (extrait d’Habiter l’arbre)
→ [Ramper sur la glace](extrait de Nord, seul point cardinal)
→ [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
→ Tourbe (lecture d’AP)
→ [Il n’y a plus d’arbres] (extrait de Tourbe)
→ [Une promesse, dis-tu]
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]
■ Voir aussi ▼


→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle



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