Magazine Nouvelles

Emmanuel Merle | Avoir lieu

Publié le 13 juillet 2023 par Angèle Paoli

Emmanuel Merle, Avoir lieu, L’Étoile des limites,
Collection Parlant Seul 2023

Lecture d’Angèle Paoli

NOIR-BLANC

 " Entre ces deux stèles liées à la mémoire du Père, le poète voyage. "

Photo:  G.AdC 


     « La maladie de l’encre »

Dernier recueil d’Emmanuel Merle, Avoir lieu peut être interprété comme un hommage au Père. Père défunt et toujours là, présent dans le moindre geste, quel que soit le lieu où se trouve le poète. Avoir lieu porte cette empreinte. Une empreinte profonde, inaltérable, qui est celle d’une disparition  restée mystérieuse. La mort du père eut lieu un jour, dans la montagne. Inscrit en un lieu précis  mais non précisément identifiable, l’événement continue de se répercuter chez le fils à travers   temps, à travers textes.

Avoir lieu. Quel beau titre ! Énigmatique parce que polysémique. Ouvert à d’autres interprétations qu’étroitement synonymiques.
Le recueil est construit entre deux marqueurs temporels, deux cairns textuels explicitement consacrés à la mémoire du Père, ouverture et clôture. Dans « Champblanc », récit d’incipit, le poète évoque un souvenir de son adolescence. Une marche silencieuse en montagne, suivie d’un moment de partage entre père et fils, autour d’un feu de bois, à griller des châtaignes :


« La pente de Champblanc, quelque chose de l’origine, quelque chose de la fin. »

Tout se tient enclos dans cette phrase.

Ainsi, ce jour-là et dans ce lieu-là, se joue la scène mémorielle fondatrice, laquelle s’inscrit à jamais dans la chair du poète. C’est cette scène-là qui a façonné son être.
La fin, la fin de la marche vers le père et la fin du recueil, se clôt sur « Refuge de Font Turbat ». Le poète-marcheur retourne sur le lieu de l’échange qui est aussi celui de la mort du père. Chaque année à la même époque, il « monte » au refuge pour retrouver ce lieu mythique dans lequel s’est ancrée sa vie. Lieu de mémoire et de rendez-vous, toujours renouvelé. Le poète se nourrit de ce rituel dont il espère percer le secret.

« Sur quelle pierre presque enfouie a-t-il appuyé son pied ? » …

Sur quelle pierre le père a-t-il buté ? « Ce que je voudrais, c’est trouver la pierre ».

Mais, poursuivant sa quête, il écrit aussi :

« Ce qui compte, c’est mon errance sur le chemin approximatif qui les contourne (les pierres) et qui ressemble, dans son tracé […] à une circonvolution particulière de mon cerveau. Celle qui délimite la région mentale dévolue à la mort de mon père. »

Ainsi, où qu’il aille, la figure du Père s’inscrit-elle dans tout paysage et saute-t-elle au visage du poète, où qu’il se trouve désormais. Elle irrigue la recherche profonde du poète, existentielle, contenue dans ce moment unique de partage et de présence à l’autre.
C’est aussi ce que suggère la phrase d’Hugo Von Hofmannsthal, choisie par Emmanuel Merle en exergue à Avoir lieu :

Et cette vie très intérieure était là, arbre et pierre et mur et chemin creux livraient le plus profond d’eux-mêmes, me le jetaient pour ainsi dire au visage. (in Lettres du voyageur à son retour)

Entre ces deux stèles liées à la mémoire du Père, le poète voyage. Les lieux sont multiples, qui vont de la montagne originelle – Massif des Écrins, ses lacs, ses paysages de moraines, ses peurs et ses vertiges - à d’autres points du globe aussi différents que l’Irlande ou la Grèce, l’Allemagne et l’ancienne Tchécoslovaquie ou la Cornouaille, en passant par la Gaspésie ou la Californie. Seize lieux au total, seize étapes, qui se présentent sous forme d’un diptyque. Un texte en prose/un texte de forme poétique, en italiques . Autant de variations sur le même avec un regard un peu différent qui évolue selon un rythme « iambique », alternance de brèves et de longues :

« ton cœur iambique
galopait dans son armure » ( in « L’obole »)

ou encore :

« Tu cours, tu cours, boitant de ton pied droit ;
Tu vas l’iambe…

Tu cours, tu as repris tes syllabes
non accentuées, tes foulées légères…» (in « Sur Réservoir Road »).

Tout un théâtre se déploie au long de ce périple binaire, théâtre pris entre ombre et lumière, entre les vivants et les morts. « Le soleil et la mort faisaient bon ménage »

C’est dire l’omniprésence de la mort qui marque de rouge ce qui a eu lieu. Signes traces lignes pierres, carcasses de charognes et de chairs dépecées, sont autant d’indices ancrés dans les itinéraires du poète, ses errances.

« À certains endroits, le rouge palpite. » (in « Champblanc »).

Ou encore :

« De loin, par instants, nous avons distingué une masse rouge et sombre (in « Col de la Muzelle ») || Plus bas…/ la nourriture rouge et sombre surgissant par instants/ devant nos yeux comme les images en rêve/ d’une scène primitive. (in « La grande scène »)

Qu’il soit pris dans les cirques glaciaires des montagnes, dans le théâtre de Delphes ou dans le théâtre rupestre de Minack en Cornouailles, le poète est un infatigable observateur. Le théâtre du monde lui est un lieu de questionnement permanent qui le conduit d’exil en exil, au bord des gouffres. Jusque dans l’espace vertigineux de la mémoire, face aux cruautés et aux mystères et de l’Histoire. De ce point de vue, le diptyque « Hannah-Arendt-Strasse »/« Derelicts » me semble être l’acmé du recueil. Le poète découvrant dans la sidération, « l’existence du Mémorial de l’Holocauste » « descend dans cette mort ». Le lieu, un « immense champ de LEGO gris en plein Berlin », est la preuve même de l’existence d’« une autre mort ». La marque ou la preuve de l’existence d’« un enfer inventé ». Derelicts, le poème qui fait écho à cette tragédie, est animé d’un souffle puissant qui ne peut que bouleverser la lectrice que je suis. Que dire et comment dire ce qui relève de l’horreur ?

« Les labyrinthes végétaux sont des projections terrestres du jardin d’Eden, le Mémorial de l’Holocauste est une représentation de l’enfer.
Comme prononcer l’horreur sans la dire. » ( in « Hannah-Arendt-Strasse »)

et

C’est l’armée des barques, esquifs chargés
d’esquilles grises, à égale distance l’une de l’autre,
certaines plus lourdes pourtant, presque immergées,
comme à un moment plus proche de la grande aspiration
finale, de la monstrueuse succion du vortex de l’eau… » (in « Derelicts »)

Les strophes se suivent, évocatrices de l’horreur, marquées par la présence de la barque, portée par le rythme fluide de son refrain :

Barques noires, gabares presque lèges
tant est grêle votre chargement, espérez
malgré tout…//

et

Barques noires, gabares presque lèges
tant est grêle votre chargement
vous traversez le temps. (in « Derelicts »)


Ainsi le noir s’allie-t-il continument au rouge dans la symbolique de la mort.

D’autres sites du monde offrent leurs images de mort. La barque du nocher n’est jamais loin ni la voile noire de Thésée annonçant par erreur à Égée la mort de son fils. L’île des morts d’Arnold Böcklin offre son « paysage détaché du temps. » C’est en Irlande, à Doo Lough, que se trouve le peintre, dans un lieu qu’il a déjà évoqué ailleurs, dans un autre recueil :

« On voudrait du rouge pour se rappeler son propre sang.
Il faut s’agenouiller devant les blocs
de tourbe pour en trouver, striant
la terre comme un persillé. Une viande à sécher,
et à cuire. Du sang dilapidé. » (Tourbe, Éditions Alidades, 2018)

Ici, dans « La jetée », poème qui suit le texte en prose consacré à « Doo Lough » le poète conclut :


« Delphes est partout,
là où s’entend la voix des morts. »


D’un paysage à l’autre, d’une embarcation à l’autre, le regard aiguisé du poète varie les focales. Il vient soudain se poser comme un insert inquiétant, quasi hitchcockien, sur l’œil du Fou de Bassan :

« C’est un œil. L’œil du Fou qui caquète, à un mètre devant moi. Un œil blanc entouré du même bleu clair que le bec.
Pas vide. Entièrement rempli de matière. L’antiregard. La couleur dense de la rumeur. (in « Bonaventure »)

Et dans « L’obole » - où l’on retrouve comme un écho au nocher- ces vers frappants qui concluent le poème :

« Leurs yeux
-tu as crié, mais dans le vacarme et la pestilence
ton cri a glissé sur ton menton – leurs yeux
restaient d’une matière aussi morte que l’oxyde bleu
de l’obole. »

Qu’ils soient en prose ou en vers, les textes binaires qui composent le recueil sont riches. Riches de métaphores et de comparaisons. Portées par un vocabulaire choisi : l’adjectif « lège », par exemple, repris deux fois. Ou le terme « chablis », qui désigne un arbre abattu par la neige ou le vent (et non par intervention humaine). Riches de références picturales ou littéraires; riches aussi de reprises indirectes qui constituent la trame thématique de l’œuvre poétique d’Emmanuel Merle. Ainsi, à l’évocation de la rivière espagnole « Manzanarès », il m’est impossible de ne pas penser au recueil Le chien de Goya dont le poète donne une interprétation saisissante – avec une image proche de celle de Zone – « Pupille Christ de l’œil » - de Guillaume Apollinaire :

« Chien trempé de coups, tu aimes aussi.
Chien, christ de tous les temps,
Seul tu vois la terre sombrer alors
Qu’on te bat. Chien sans couleur,
Ton regard est peintre. » (in Coups sourds)


Exilé du monde dans lequel il évolue, le poète marche et observe. Il marche et il cherche. Son œil photographie tout ce qui le saisit, de la duplicité du monde. De la beauté et de la cruauté qui habitent la terre et les hommes. Rien ne lui est étranger de ce qui caractérise l’humaine condition, prise en étau et ballotée dans ses insondables contradictions. Toute matière lui est objet d’étude et de réflexion. Tout, dans ses voyages comme dans ses pérégrinations de montagnard, se traduit en images saisissantes que l’on aimerait retenir, comme notées dans un carnet de route. Pour se laisser guider par les mots du poète, même si la mort n’est jamais loin et vogue à nos côtés.
Il faut alors revenir au Père qui, avec quelques mots « parlant de l’arbre », « dira enfin » : « Il a la maladie de l’encre. » Nul doute que ces mots pourraient aussi s’appliquer au poète. Comme l’arbre atteint au plus profond de ses entrailles, il a la « maladie de l’encre ». Mais quelle encre ! une encre de vie et de poésie. Une encre vivifiante, pour lui et pour celles et ceux, qui comme moi, le lisent et le relisent. Une encre émouvante et belle, profondément humaine.

ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

Emmanuel-Merle

Emmanuel Merle sur  →Tdf 

Source 


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines