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Claudine Bohi | Un couteau dans la tête

Publié le 18 juillet 2023 par Angèle Paoli

Claudine Bohi Un couteau dans la tête
Éditions l’Herbe qui tremble 2022
Lecture de Patricia Cottron-Daubigné

CLAUDINE BOHI BY G.AdC

Portrait de  Claudine Bohi  par  G.AdC 

Le titre interpelle. Claudine Bohi ne nous a pas habitués à des expressions aussi violentes. L’exergue choisi par l’autrice confirme cette impression :

« Un livre doit être la hache pour la mer gelée qui est en nous » (Kafka).

Nous entrons dans un livre où quelque chose des fondations d’une existence est en jeu.

Cette expression « un couteau dans la tête » parcourt tout le recueil, formule obsédante qui dit bien son impact répété dans la vie des protagonistes. De la guerre à l’inceste.

L’histoire s’origine dans la guerre 14-18. Un jeune homme, jeune soldat, doit, sous la menace de ses chefs achever ses compatriotes agonisants, avec un couteau. Violence définitive dans cet homme qui sera « un monstre » - dit sa fille qu’il a violée -, couteau dans la main, sexe dans le corps, et enfin dans les mots, pour poser tout cela, à distance.

On entre là dans l’inimaginable de la guerre. Je songe au roman d’Erich Maria Remarque, À l’Ouest rien de nouveau, récit dans lequel le narrateur revenant dans sa famille se trouve totalement étranger à la vie normale, perdu dans la violence qu’il a vécue, comme vidé de lui-même.

Dans la première partie de son livre, Claudine Bohi dit l’horreur de ce qu’a été contraint de faire ce grand-père. Comme il a fallu peser les mots pour écrire cela ! On sent, malgré les événements qui suivront, toute l’empathie que l’autrice a pour ce jeune homme que la guerre détruisit totalement sans le tuer. Et ce n’est ni pour justifier, ni pour expliquer l’inceste qui suivra, mais pour tenter de comprendre un homme, en profondeur. De comprendre ce que chacun vit et qui le mène là où il va, si rien ne l’a aidé à éliminer la violence subie. Le rouge du sang et la colère dévastent tout :

« ce couteau nu
tout au fond de ces chairs
sanglantes

où meurent tes camarades

ce dur couteau obligé à ta main
et le fusil du capitaine te guette
si jamais tu dis non

ce couteau-là tu l’as conservé

au milieu de ton crâne
il s’est planté fiché
(…) »

Ce que la guerre fait aux hommes est la réflexion que génère ce livre.

Dans ce récit, Un couteau dans la tête, c’est - par propagation de cette violence initiale - l’inceste qui est nommé, qui détruit ses victimes et les proches. Violence propagée dans la tête de tous :

« ce couteau dans ta tête
secrètement porté

il s’enfonce partout
s’enfonce dans ta vie

s’enfonce dans tes yeux
et dans tes mains de père

et dans tes mains d’amant
dans toutes tes mains d’homme
(…) »

« il continue sa guerre
(…)
la blessure est profonde
qui ne se connaît pas
(…)
de père en fille
jusqu’en petite fille »

Le couteau qui tranche, ce sont aussi les mots répétés de la mère violée, détruite, « tous les hommes sont des monstres », mots venus de l’enchaînement des drames qu’elle vit, détruite, détruisant à son tour.


Le sujet est répandu. Il occupe fréquemment l’espace médiatique, au point que, involontairement, nous le reléguons en place de faits divers à moins que, par effet de voyeurisme, nous ne nous y intéressions quand le monde des « people » est concerné.


Mais quand une poète comme Claudine Bohi s’en empare, c’est autre chose qui se passe : le terrible tragique est posé là sous nos yeux, sans pathos, sans lamento, avec la seule force de ce qui se joue. Dire pour l’arracher, ce couteau planté dans la tête. Dire pour mettre fin aux violences qui s’enchaînent. Dire, comme l’ont fait jadis les grands poètes tragiques grecs.
Un couteau dans la tête est un livre puissant.

Claudine Bohi ouvre ce recueil par un hommage à la langue poétique :


« Il n’y a sans doute que la parole poétique, celle où les mots sont aussi musique,
pour que puisse enfin surgir ce qui laissa sans voix. (…) »

Et sans doute a-t-elle eu raison. Car c’est grâce à elle, à la maîtrise qu’en a l’autrice, que ce livre atteint son efficacité : force, délicatesse, partage. On a déjà pu le mesurer aux citations données plus haut.
Je pourrais citer aussi de nombreuses pages où le rythme subit comme une accélération essoufflée, dans la scène de l’inceste, dans le martèlement de la parole maternelle, dans le départ du père.

« Elle a cinq ans de boucles blondes
et de caresses

un soir d’hiver où il ne neigeait pas

simplement froid dessus
jusqu’à fendre les pierres

elle s’en souvient encore

elle a mal à son père
elle a froid à son père

il est parti au loin
il est parti partout »

C’est à chaque fois de l’irrespirable. Cette poésie a à voir avec le blues, la musique pour dire et atténuer la douleur, dans le partage et les effets lancinants.
Il y a aussi le travail des couleurs. Le rouge du sang qui de réel devient métaphorique ; le blanc du mutisme, tant d’années à ne rien dire (malgré tous les livres écrits, qui s’approchaient peu à peu de cela), le blanc du brouillard - qu’a vu l’enfant, quelle horreur est fichée dans sa tête, qu’a-t-elle vécu ? -, le blanc de la neige qui recouvre (mais est-elle si pure ?), le blanc du regard qui veut se vider.

« la petite fille s’endort
dans le lit de la mère
(…)
un soir d’hiver
où il ne neigeait pas

le souvenir est blanc
le geste est effacé

où sont allés les mots
où passa la parole

où part la petite fille
d’où elle ne revient pas »


Mais la couleur qui , selon moi, domine au moment où je clos cette note, c’est la blondeur de la petite fille qui est celle du père, avec les mêmes yeux bleus, une image de la douceur trahie, abîmée, mais énoncée de manière répétée avec une telle tendresse, un tel enveloppement, les mots comme des bras d’amour, que je veux croire que ce livre est, pour l’adulte devenue, le sourire possible.

« une petite fille dorée blondie
comme un soleil en son premier matin »

Patricia Cottron-Daubigné

Claudine Bohi sur   →   Tdf 


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