L’immortalité de Kundera vous attend à la ressourcerie…

Publié le 19 juillet 2023 par Jlk
Revenir au grand écrivain disparu nous révèle son éventuelle actualité – tout dépend de notre lecture -, fût-ce trente-trois ans après la parution d’un de ses plus grands romans, mêlant une réflexion pénétrante sur les avatars et autres simulacres de la passion amoureuse et sur le déclin de la culture européenne, nos vanités mortelles et ce qui leur survit. Au moment de relire l’Œuvre : souvenir d’une rencontre en 1984…La coïncidence anecdotique pourrait relever de la fiction, et pourtant non : une sorte d’ironie des circonstances m’a fait découvrir, il y a deux semaines de ça, serré dans les rayons très richement pourvus de la ressourcerie des Fosses, sous les piliers de l’autoroute des hauts de Montreux, tel exemplaire de L’Immortalité de Milan Kundera ayant appartenu à une certaine Teresa, homonyme à une lettre près de la protagoniste de L’insoutenable légèreté de l’être…Or, me rappelant que je n'avais plus l’édition originale du roman pour l’avoir prêté à un ami disparu depuis lors, je m’emparai du volume offert à la reprise - cinq jours avant d’apprendre la mort de l’écrivain…Autre ironie des choses de la vie : que l’auteur de L’Immortalité tire ainsi sa révérence après avoir été , pour beaucoup, oublié de son vivant. De quoi rire ? Bien plutôt : de quoi le relire ! Par delà le kitsch de la gloireL’appellation, kitsch au possible, d’«auteur culte », a été appliquée maintes fois à Milan Kundera, dont l’œuvre distille pourtant les anticorps d’une ironie critique défiant toute adulation convenue.Or il fut un temps, aujourd’hui passé, où lire L’insoutenable légèreté de l’être passait pour le top du chic - carrément « incontournable ». C’était un peu moins de vingt ans après la parution de La Plaisanterie, l’année de nos vingt ans à nous, premier grand roman du jeune Tchèque qui lui valut l’opprobre de son pays et reflète le climat d’une époque (comme le cinéma tchèque de ces années, par exemple avec Les Amours d’une blonde de Milos Forman) tout en se distinguant nettement de la littérature dissidente par son rejet intrinsèque de toute idéologie – plus tard, un Soljenitsyne taxera cette position de «pluralisme»…Deux raisons au moins, de lire (ou relire) La Plaisanterie plus de cinquante ans après sa première publication, où le livre fut acclamé avant d’être interdit :d’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit - comme les « classiques » qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant ; ensuite du fait de ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) dont la base extraordinairement ferme appartient encore, me semble-t-il, à un monde qu’on pourrait dire d’AVANT, alors que, dès La Vie est ailleurs, on basculera dans un monde de l’APRÈS, plus précisément postmoderne, voire numérique.Plus précisément, La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler, sur une carte postale ouverte à tout vent qu’il envoie à une jeune fille sérieuse, l’optimisme de l’époque.Or, comme on le voit aujourd’hui dans une autre perspective, où il est recommandé à chacun de positiver sous peine de se faire virer du club des gens cool, railler l’optimisme social, au lendemain de la guerre et alors que se construit l’Avenir Radieux, n’est pas qu’une blague: c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme fauteur de troubles par le Pouvoir.Soit dit en passant, cependant : rien d’autobiographique dans cette fiction modulant déjà l’éthique définie des années plus tard dans L'Âge du roman, et pourtant nous retrouvons l’auteur à toute les pages et à chaque ligne, pourrait-on dire, comme nous nous retrouvons nous-mêmes ; et l’erreur de Ludvik est donc l’erreur de Milan autant que la nôtre.L’erreur de Ludvik est d’avoir cru qu’il pourrait rester libre et que rien ni personne ne l’en empêcherait. L’erreur de Ludvik est de s’être cru malin comme c’est souvent le cas chez les jeunes gens. L’erreur de Ludvik est d’avoir manqué de prudence avec le Groupe et de tact avec les Dames. L’erreur de Ludvik reste aujourd’hui d’être né dans ce monde et de ne pas l’avoir compris avant d’en subir les conséquences. Pourtant il le comprendra, mais ce sera au bout de La Plaisanterie ,à partir de laquelle chacun pourrait écrire une espèce d’autobiographie ou, comme on dit aujourd’hui, une autofiction propre à génération – après celle de Kundera il y aura celle de Michel Houellebecq… Un entretien au jardin…Avant de reprendre L’Immortalité, je me suis rappelé – privilège extraordinaire à ce qu’il semble aujourd’hui -, ma rencontre de Milan Kundera, en 1984, dans les jardins du Luxembourg, puis chez Gallimard, d’abord à regarder les enfants jouant au soleil, et c’était la vie, puis devant le buste de Paul Verlaine bien grave devant lequel je dis à l’écrivain – un lustre avant son roman fameux -, que j’avais découvert que j’étais mortel au matin de la naissance de notre première fille, deux ans auparavant – et lui d’avoir un geste de saisissement joyeux, les mains au ciel !Et rien chez lui, à ce moment-là, de l’écrivain célèbre en représentation, mais un frère humain s’intéressant sincèrement aux «mots» impayables de Sophie que je lui rapportai, avant de rire de concert de ceux qu’il appelle « les anges » dans Le Livre du rire et de l’oubli auquel j’avais consacré, cinq ans auparavant, un long papier dont il m’avait remercié de sa main: «Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique, mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de paradis sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour »…Sa dédicace de L’Insoutenable légèreté de l’être parle de «sincère sympathie » et de « souvenir », et je me rappelle le sérieux sans affectation de ses réponses et sa bienveillance sans flatterie, et vraiment rien de l’immortel poseur chez celui que je me rappelle. Mais est-ce dire qu’il doutât de l’immortalité de son Œuvre ? J’espère bien que non ! « Un écrivain qui ne se gobe pas n’est pas digne de ce titre ! », me disait un jour Pierre Gripari. Et Ludwig Hohl de renchérir : « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole »…Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois.Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.Lire Kundera, me dis-je ce soir en revenant à L’Immortalité, c’est lire et relire sa propre vie avec un regard plus distant et plus amical à la fois, où l'immortel Wolfgang von Goethe devient l'un des personnages du roman au même titre que son pair Hemingway rencontres sur les sentiers célestesCe qu'il faut alors se rappeler, c'est qu'il y a deux formes d’immortalité, à part la postulation religieuse de l’immortalité de l’âme: à savoir la petite immortalité accessible à nous tous, qui fait que nous survivons dans la mémoire de nos proches tant qu’eux-mêmes vont et viennent dans le luna park des saisons, et la grande immortalité à médailles et lauriers dont le Temple de la Gloire est le lieu de consécration visible, où Bettina von Brentano, la groupie la plus éminente du plus éminent poète européen de l’époque, en la personne de Goethe, aura tout fait pour accompagner celui-ci en multipliant les « selfies »…L’immortalité de Milan Kundera, entre autres thèmes, traite celui de ce que René Girard appelle le « mensonge romantique », auquel l’essayiste oppose la « vérité romanesque », et les deux premiers personnages féminins du roman illustrent bel et bien cette antinomie avec la lucidité désenchantée d’Agnès, qui avoue finalement qu’elle ne souhaite pas vraiment retrouver son conjoint Paul dans l’ « autre monde » éventuel, et l’exaltation proche de l’hystérie de la muse autoproclamée de Goethe, traitant de « saucisse » la femme légitime du poète et trafiquant sa correspondance avec celui-ci pour accéder elle aussi à ce qu’elle estime l’immortalité.Je ne sais plus qui, du milieu littéraire parisien, me disait, il y a bien des années de ça, que Milan Kundera était littéralement obsédé par le fait d’obtenir le prix Nobel de littérature, mais il est fort possible que ce ne fût qu’un ragot ou qu’un effet de la jalousie que l’écrivain suscitait précisément dans le milieu en question.Pour ma part, j’ai relevé, chez un Ismaïl Kadaré ou un Antonio Lobo Antunes, avec lequel je me trouvais en entretien, la même impatience réelle de voir des lauréats qu’ils estimaient visiblement moins méritants qu’eux-mêmes, dont le pauvre Bob Dylan aura naturellement été le meilleur exemple - et comment ne pas les comprendre ?Mais on peut rappeler, pour détendre l’atmosphère, que Sully Prudhomme, poète de troisième zone, annonça la « couleur » au début du XXe siècle, suivi, dans la ribambelles des «immortels » nobélisés, par de nombreux auteurs voués à l’oubli, alors qu’un Marcel Proust ou un Vladimir Nabokov ont connu le même sort que Milan Kundera en partageant la même « dimension Nobel » , etc.Et puis quoi ? Et puis rien: reste l'Oeuvre. Deux volumes de la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade, dans une édition établie sous la direction de l'Auteur par François Ricard, sans l'appareil critique scientifique permettant aux universitaires d'ajouter leur nom au générique glorieux, la biographie de l'auteur se trouvant également zappée au profit d'une biographie des quinze romans et essais réunis. Ne cherchez pas ailleurs, la vie est là, on dirait: immortelle...Milan Kundera. Oeuvre. Bibliothèque de la Pléiade.