Rien écrit ici depuis le 20 juin. Une panne. L'été est souvent l'occasion d'une pause, mais jusque-là je n'en avais guère senti la nécessité : les deux dernières années, par exemple, n'avaient pas marqué d'interruption manifeste en juillet et août. Sans doute des difficultés dans la vie privée ont-elles contribué à cette sécheresse, mais là encore je doute que ce soit un critère décisif. De la lassitude ? Non, vraiment pas. Un vide, une apathie, un sentiment de moindre urgence, une nuit obscure de l'âme... Je renonce à chercher des raisons, c'est ainsi. Mais alors pourquoi ne pas laisser filer ? Les meilleures choses ont une fin, dit-on, et je ne suis même pas sûr que dans le cas présent on puisse vraiment parler de "meilleures choses". Oui, pourquoi s'acharner ? Quand la source est tarie, ne faut-il pas chercher un autre puits ?
Oui, mais la source justement est-elle vraiment tarie ? L' attracteur étrange (que l'on me pardonne de revenir toujours à cette métaphore) a toujours eu des absences, des époques de silence. Comme si le monde soudain cessait de résonner. Je l'avais souvent observé mais il se trouvait que cet évanouissement périodique semblait être du passé, toujours quelque chose réactivait le flux de coïncidences. Jusqu'à cette fin de printemps et cet été où, à nouveau, la houle s'était tue.
Elle n'a pas vraiment retrouvé sa vigueur ancienne, mais je sens comme un frémissement. Alors je reprends la plume, je replonge au clavier. Mais ce ne sera pas sous la forme de billets bien architecturés, non, je reviens à la forme première qu'exprimait ce titre même d' Alluvions : qui " dit bien la variété de ce qui se déposera ici, aussi bien dans la forme que dans le contenu : notes bien structurées, développements de pensées, ouvertures réflexives comme citations, anecdotes, traits, emprunts, essais, repentirs, esquisses, nervures de néant, griffures, phrases juste sauvées de l'abîme. De la pierre et de la boue, du sable et du roc. Dans l'indescriptible désordre d'où parfois, inexplicablement, surgit un motif térébrant de justesse et de beauté (ceci étant un voeu plus qu'une certitude)." (Extrait du premier article daté du 27 décembre 2006)
Aujourd'hui, dans la forêt de Châteauroux, avec Nunki Bartt, le maestro. La promenade de Mortaigues, que nous avions faite une année précédente. Mortaigues : le nom intrigue, reflet inversé d'Aigues-Mortes, le port défunt, fondé par Saint Louis, d'où il embarqua le 25 août 1248 pour la 7e croisade. Mais il n'y a jamais eu de port ici, et l'on se demande où se tenaient les eaux mortes du toponyme. Ce n'est pas au début, dans le sens où nous le prenons, une de ces grandes allées rectilignes qui étoilent la forêt, non, c'est une sente étroite et tortueuse, qui demeure longtemps à la lisière de la route de Velles, avant de remonter vers le carrefour Pèlerin. Je connais depuis longtemps ce parcours, que m'avait fait connaître mon ami Babar, camarade normalien, et, en cette fin des années 70, rugbyman au RACC, pilier de l'équipe première. Il venait là pour l'entraînement, footing sur les cinq ou six kilomètres de la balade, et je l'avais accompagné plusieurs fois.
Je ne cours plus du tout, je marche, et pas très vite. Mais nous ferons tout de même plus que la boucle prévue, en prenant à droite dans une autre sente sinueuse qui nous fait déboucher sur un chemin blanc que nous suivons jusqu'au carrefour du Pin. Où nous rencontrons nos premières âmes qui vivent, deux pèlerins de Compostelle reconnaissables à leurs coquilles blanches au bas du sac à dos. Ils me rappellent cette autre pèlerine que j'avais rencontrée en 2013 dans cette même forêt. Elle disait se rendre à Velles or elle marchait plein Nord, à l'opposé de sa destination. Je l'avais remise dans le bon sens, et je l'avais retrouvée le lendemain par hasard à Argenton (j'ai raconté ça dans Le retour du Nomade).
Je l'avais acheté le 27 août 2022, mais je n'ai commencé que depuis quelques jours Par les chemins, de l'écrivain anglais Robert Macfarlane, dont j'avais si fort aimé le merveilleux . Il est sous-titré Une histoire des routes et de ceux qui les ont empruntées, et divisé en quatre parties : Pister (Angleterre), Suivre (Ecosse), Errer (A l'étranger), Rentrer (Angleterre). On suit l'auteur dans ses marches sur les chemins terrestres et maritimes et l'on rêve plus d'une fois d'être à ses côtés. Hier soir, j'ai parcouru le chapitre nommé Calcaire, où il se rend en Israël pour marcher dans les collines et les chemins de la région de Ramallah, avec son ami Raja qui arpente la région depuis quarante ans, avant même la guerre des Six Jours, en 1967. Marcher est maintenant devenu beaucoup plus dangereux : " Naguère synonymes de liberté, les collines représentaient désormais un danger et une menace. Raja n'en a pas moins poursuivi ses excursions, au moins une fois par semaine et généralement davantage. Parfois sur quelques kilomètres, parfois sur seize ou dix-huit, s'il trouvait des itinéraires permettant de contourner les difficultés. Des chemins reliant des villages ou des villes depuis des siècles avaient été fermés par les Israéliens ; de longs détours s'avéraient souvent nécessaires. Plus elles devenaient compliquées, plus ces expéditions revêtaient de l'importance à ses yeux, comme s'il y voyait le moyen de contrarier la compression de l'espace imposé par l'occupation : un geste de désobéissance civile, modeste mais réitéré." (pp. 269-270)
Nous avons pris une mauvaise allée forestière, qui traverse une zone de taillis, et qui est encombrée de branches cassées. Il faut sans cesse obliquer, faire attention où l'on pose le pied. L'espace est sans beauté, vaguement oppressant. C'était pourtant le visage le plus courant de la forêt jusqu'au milieu du XIXème siècle. Elle était en effet exploitée en taillis à courte révolution de 20 à 30 ans pour la production de charbon de bois. Il faut attendre 1841 pour que l'on commence à faire vieillir plus de mille hectares de taillis. Heureusement, nous atteignons au bout de quelques centaines de mètres une belle allée, qui nous redonne la lumière de la haute futaie.
La lecture de Macfarlane me fait souvenir du beau livre du poète Lorand Gaspar, déniché en 2015 dans une brocante à Bruxelles. Je l'avais évoqué pour sa première partie, , en mai 2021. Mais il y avait une seconde partie, Judée, que je n'avais pas encore lu. J'avais bien tort, l'écriture en est d'une beauté fulgurante. J'y retrouve un écho à Mortaigues, et à la marche anxieuse de l'écrivain anglais sur les chemins de calcaire :
"Tu tends ton visage dans la lumière dont sont mortes les eaux. [...]
Au bout d'une demi-heure de marche j'atteignis l'ouadi en-Nâr, à la confluence du Cédron et du er-Rabâbi. L'oued, d'abord élargi, change rapidement de direction en se creusant un lit profond et tortueux dans la talus cénomanien. Ouadi en-Nâr, ouadi du feu : pendant les mois d'été, au fond de ces gorges, l'air immobile entre les hautes parois calcaires nous prenait comme des mouches dans sa glu. En ce début d'avril, il y avait encore par endroits, au fond de bassins naturels faits d'énormes blocs de pierre, un peu d'eau croupie, couverte d'une mousse gris verdâtre, filassée de blanc."
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La dernière allée, un mince trait blanc où affleure ici et là la pierre rouge que je ne sais pas nommer, parfois une courbe subtile qui vient trahir la rectitude du tracé, et soudain, le surgissement roux d'un chevreuil à une portée de flèche, qui traverse et s'évanouit dans le hallier.