C'est R., l'un des détenus que je rencontre à Saint-Maur, qui a choisi ce livre parmi ceux proposés dans le catalogue de Lire pour en sortir : L'infinie patience des oiseaux. Je ne connaissais pas du tout ce court roman, ni son auteur, David Malouf, un important écrivain australien né en 1934, comme mon père. Publié en 1982, il n'a été traduit en français qu'en 2018, et c'est pourtant une sorte de petit chef d'oeuvre que j'ai découvert. Pour en brosser rapidement le cadre, j'emprunte à la présentation de l'éditeur : "Lorsqu'en 1914, Ashley Crowther revient en Australie pour s'occuper de la propriété héritée de son père, il découvre un paysage merveilleux peuplé de bécasses, d'ibis et de martins-chasseurs. Il y fait également la connaissance de Jim Saddler, la vingtaine comme lui, passionné par la faune sauvage de l'estuaire et des marais. Au-delà de leurs différences personnelles et sociales, les deux jeunes hommes partagent un rêve : créer un sanctuaire destiné aux oiseaux migrateurs." Malheureusement, cet accord idyllique va être bouleversé par la guerre qui éclate en Europe. Comme beaucoup d'autres jeunes Australiens, Jim et Ashley se sentent tenus de s'engager (46 000 mourront pendant le conflit sur les 416 000 qui ont combattu sur l'ensemble des théâtres d'opération). Loin d'être un pamphlet pacifiste pur et dur, le roman, de par le contraste qu'il établit entre les deux parties du livre - la nature australienne et le front des Flandres - dénonce tout de même avec force l'horreur et la sauvagerie de la guerre. Avec une élégance d'écriture qui rappelle les plus belles pages de Ceux de 14, de Maurice Genevoix.
Pour le lire, j'avais délaissé pendant deux jours Le temps des offrandes, de Patrick Leigh Fermor, le premier tome d'une trilogie intitulée Dans la pluie et le vent. L'écrivain anglais (1911-2015) y raconte son odyssée pédestre qui l'a mené de Londres à Istanbul : parti en décembre 1933, à l'âge de dix-huit ans, il traverse une Mitteleuropa où les Nazis viennent d'arriver au pouvoir. La guerre y projette déjà son ombre mauvaise.
Ayant repris sa lecture, un passage s'imposa à moi, comme un écho étrange au livre de David Malouf. Fermor est alors à Bratislava : " Quand j'écoutais les voyelles assoupies des Slovaques, leurs carambolages de consonnes, les explosions dentales et sifflantes, j'imaginais aussitôt la toile d'arrière-fond des pays slaves derrière celui qui parlait ; trois roseaux sur un trait horizontal - le symbole cartographique du marais - multiplié à l'infini ; forêts d'épicéas et de peupliers, maisons sur pilotis, ronds creusés dans la glace pour attraper les poissons, plaines et lacs gelés dont les ouvertures abondaient en sauvagine. [...] Pour quelque mystérieuse raison, j'envisageais le paysage d'un point plus élevé - souvenir inconscient, peut-être, de Sohrab et Rustam ? - telle une grue survolant l'Asie dans sa migration." (Une note de bas de page nous apprend que Sohrab et Rustam est un poème de Matthew Arnold où figure la description d'une migration de grues.)
Cet extrait me rappela aussitôt un passage de la fin du roman de Malouf. Jim monte à l'assaut des tranchées ennemis pour une énième fois, mais il éprouve cette fois-ci une sensation différente : " Il était parfaitement réveillé, l'esprit clair, conscient de l'étoffe rugueuse de son uniforme, du poids de son paquetage, de sa sueur et de sa puanteur qui étaient en partie de la peur ; mais dans le même temps, alors que déjà il entendait le sifflet et se dressait pour escalader le parapet, hissant tout son poids de paquetage, fusil, bottes, uniforme, et pénétrait dans la cacophonie de sons, il était extérieur à lui-même et flottant, voyant la scène de très haut telle qu'elle aurait pu être depuis le biplan de Bert, éloignée et silencieuse. Peut-être avait-il quelque part endossé la nature d'un oiseau ; mais c'était avec un oeil humain qu'il voyait, et son corps, encore entièrement sien, l'accompagnait, crapahutant pesamment en contrebas, nettement perceptible alors qu'il sautait d'un bond par-dessus des marmites et trébuchait sur des mottes de terre, dans un rêve haletant de grêle noire qui pleuvait tout autour de lui et de corps projetés en arrière ou s'effaçant lentement à son côté." [C'est moi qui souligne]
Les deux écrivains emploient par ailleurs le même terme de "carte" pour transcrire cette expérience de vision aérienne : à la fin de ce chapitre (on apprendra ensuite que Jim a été mortellement blessé lors de cet assaut), il est écrit : " Il continua de courir. Etonné de pouvoir faire tenir tout cela dans sa tête en même temps et de voir combien la carte qu'il y transportait s'était si immensément agrandie."
De même, Patrick Leigh Fermor : " En même temps, une fois que je me fus un peu avancé, la dynamique des montagnes, des plaines, des fleuves, toutes les preuves qui m'étaient données d'énormes mouvements de races m'incitaient à croire que je voyageais sur une carte en relief où l'initiative appartenait tout entière au monde minéral."
Que conclure de ce troublant écho ? Je ne sais trop, mais cela m'entraîna dans une méditation plus personnelle : ne m'étais-je pas moi-même enfermé dans un horizon trop restreint ? N'avais-je pas renoncé à adopter un point de vue plus élevé, me rendant ainsi trop indulgent à moi-même, sans la sévérité nécessaire au jugement de mes actes ? N'avais-je pas eu la vision aussi basse que celle d'un poulet de basse-cour ? Le jeu de cartes devait être rebattu, et il me faudrait dès lors retrouver un peu d'altitude.