Patrick Quillier | D'une seule vague | Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 03 septembre 2023 par Angèle Paoli

Patrick Quillier, D’une seule vague (Chants des chants, I)
La rumeur libre éditions 2023

Lecture d’Angèle Paoli

Suivre Gilgamesh

La rumeur est à la vague. Je me laisse bercer soulever entraîner enrouler. Flux et reflux du mouvement toujours recommencé guident ma lecture. D’une seule vague. Tel est le titre de la somme poétique que je lis sur la plage. Le recueil est signé Patrick Quillier.

La première de couverture est éclairante. Outre le titre, à deux entrées, elle offre en illustration le détail d’une photographie de Jorge Vargas, intitulé Le geste du pêcheur. Semblable dans son propre geste au vaste geste du pêcheur de Vargas – danseur des mers lançant son filet- Patrick Quillier, poète au grand cœur, lance large son filet de chants dans une remarquable geste incantatoire pour faire entendre, par le centon de ses propres poèmes, les chants multiples et démultipliés des poètes du monde. Ainsi se brode l’osmose entre le titre et l’illustration qui l’accompagne. Ainsi en sera-t-il de la vaste polyphonie que le poète toulousain déploie pour nous « en partage d’écoute, de fraternité et d’amitié. »

La singularité de la vague de Patrick Quillier embrasse dans son unicité la pluralité des chants. Et leur enchâssement. D’une seule vague (Chants des chants, I).


« C’est ainsi que de cercle en cercle,
de vague en vague, à l’écoute de l’écoute,
dans la transpiration du monde, nous
entendons ensemble tout le murmure
des anciens vivants faire contrepoint
au poème chanté des futurs morts.

Nous entendons Lorca qui agonise. » (in « Pour Federico Garcia Lorca »)

Composition musicale en six chants, ponctués par une fresque sonore qui appelle au ralliement, l’épopée lyrique du poète est une partition musicale avec voix, voix innombrables venues d’ailleurs et de tous les temps, voix de poètes, de chantres, de troubadours, de chamans de guerriers de combattants de suppliciés, pour couvrir l’immensité du monde, le faire vibrer à l’unisson, le réveiller de ses somnolences et de ses aveuglements. Éminent érudit, musicien et traducteur, notamment du portugais, universitaire talentueux, Patrick Quillier invite ses lectrices et ses lecteurs à le rejoindre dans cette œuvre exaltée et exaltante, foisonnante œuvre d’envergure, et à entonner avec lui le chant ininterrompu de la vague. Dans cette suite de six chants, annoncés par six interludes, le poète invite chacune et chacun à se rassembler autour de lui. En compagnie de celles et de ceux qu’il a choisi de célébrer. Dont voici quelques noms que l’on retrouve dans les intitulés des poèmes:


Simine Behbahani (Ode) / Jeanne d’Arc / Hissa Hilal (Ballade) / Benjamin Fondane et Radnóti Miklós ( Marche funèbre) / Jean Sibelius / Nazim Hikmet / Siegfried Sassoon / Jacques Darras / To Huu / Loys Masson / Dominique Tron / (Oriata) / Frédéric Jacques Temple / Pierre -Louis Malosse / Fernando Pessoa / Paul Fort / Claude Ber / Bluma Finkelstein / René Char / Mohammed Khaïr-Eddine / Odysséas Elytis / Boris Gamaleya / René Ghil / Jack Beng-Thi / Ali Reza Roshan / Liao Yiwu / Patrick Kilonzo Mwalua / Tristan Cabral /Federico Garcia Lorca /Arun Kolatkar / Aimé Césaire / Derek Walcott / Zbigniew Herbert / Ernesto Cardenal /Yannis Ritsos / Mahmoud Darwich / Anne et Dimitri (Elégies) Joël Des Rosiers / Marcelo Ariel / Armand Gatti / Serge Pey.

Une frise sonore court dès l’ouverture de chaque chapitre, qui appelle au ralliement :

« craquez craquez fissures dans toutes le murailles du temps
criquets venez vrombir ici ô criquets de tous les esprits »

et jusqu’au final :

« ô criquets de tous les esprits venez vrombir ici criquets
dans toutes les armures dans tous les murs fissurés craquez »

Comme dans les versets bibliques et dans les épopées anciennes, homériques et médiévales, européennes et orientales (ici Nausicaa, Perceval, Roncevaux, Hilarion et Morvan, Olivier et Roland, Achille et Patrocle, Enkidu et Gilgamesh) le poète ancre son chant dans la reprise du refrain :

« Depuis Elad, depuis Akkam, depuis
Sumer, Persepolis, Arbèles, Suse… »

Ainsi répète-t-il et reformule-t-il l’appel métaphorique des criquets, image filée et ajustée aux différents chants que draine la vague :


« Criquets, venez
vrombir ici, craquez, craquez fissures,
dans tous les murs, dans toutes les armures,
dans tous les camps retranchés de l’histoire,
dans tous les bastidons de la mémoire… » (in « Combat des noms, des verbes et des langues »)

Au fil des chants la vague se mue en « vague-rhizome », tumultueuse tourbillonnante. Elle prend naissance avec l’« Ode pour Simine Behbahani » – qui « a fait du ghazal une arme aigüe » et se clôt « Dans la fraternité de Serge Pey » qui « chante les brûlés de Montségur en chamane ». Dans son immense flux, la vague accueille au passage, ratissant large sur le vaste monde, du Nord au Sud et d’Ouest en Est (ou l’inverse) la liste innombrable d’autres voix, connues ou moins connues, voix de poètes d’hier et d’aujourd’hui, de chantres troubadours aèdes chamans et griots, tous ceux et celles qui forment la chaîne continue et mouvante de la poésie. Ainsi de l’hommage en plusieurs temps au poète Tristan Cabral, dont le pseudonyme accueille à la fois le Tristan d’Iseut et l’Amilcar Cabral du Cap-Vert. Le cercle de Tristan Cabral s’ouvre sur l’évocation toujours vivante et fervente de Jan Palach immolé par le feu en 1969 :

« C’était en janvier,
à Prague, et c’était bien loin des jardins
d’Amilcar ».


La voix immémoriale de Cabral enveloppe au cours de son histoire personnelle sa rencontre d’enfance avec Arthur Rimbaud, laquelle donne naissance à la poésie embrasée du poète occitan, engagé dans tous les combats. Au « passeur de silence » viennent se joindre dans une liste infinie les noms des poètes, écrivains et musiciens du souffle auquel Patrick Quillier accorde toute sa ferveur. Et dont il fait partie, dans sa grande famille de fraternité. Voix où croisent tous les grands lyriques de la poésie, actuelle ou plus ancienne, en une suite non close qui se poursuivra sans doute dans (« Chants des chants, II ») :


« et avec vous, myriades, les aèdes
de tous les temps et de tous les pays,

grande vague dressée contre l’horreur,
gigantesque muraille de murmures
humbles jetant un sort à la terreur,

dans ce poème on vous entend aussi,

rumeurs de criquets fécondant l’esprit,
ostinato bruissant en profondeur… (in « Tristan Cabral à l’écoute du monde »)

La geste ample de Patrick Quillier ré-ouvre le champ poétique, depuis nombre d’années contraint dans un formalisme et une économie de mots que nombre de poètes actuels continue de revendiquer. Avec le chaman Quillier à la barre, aucun de ces poètes ne trouve place dans les longues énumérations qu’il insuffle à la page où se croisent les noms de poètes, femmes et hommes également présents. Seules les grandes voix lyriques de toujours et d’aujourd’hui ont l’heur de prendre part à l’aventure épique du grand œuvre. Chantre convaincu et absolu de l’épopée (avec toutes ses variantes poétiques), Patrick Quillier ramène dans ses filets, sur le devant de la scène, un genre dont il possède toutes les clés. Tant sur le plan thématique que sur le plan formel et rhétorique. Ainsi, outre les combats mortels et les massacres auxquels se livrent les hommes (« Litanie pour les morts du Bataclan » / furie de Nice) et dont il dénonce les cruautés et « misères », le poète dénonce aussi les méfaits de « l’implacable tourbillon » auquel notre civilisation est aujourd’hui soumise. Il en appelle, dans son « prélude », aux murmures de la chouette « qui saura lui réciter les rimes prophétiques/ lui fredonner l’ancienne parole rituelle : lui tendre tout vibrant le diapason de ses ancêtres… ».

Plus loin, dans l’interlude intitulé « Combat des noms, des verbes et des langues », le poète entonne la défense des langues, toutes les langues du monde – y compris les dialectes, les langues régionales et les micro-langues – connues méconnues ou peu connues, dalécarlien, wintu, jedek, tofa, haïda, ratak, ralik… Prophétisant la disparition dramatique, inéluctable et progressive de la plupart d’entre elles, il lance un éloge vibrant à l’épopée. Seule, sans doute, susceptible de s’emparer et d’exhorter à la protection et défense un thème et un sujet aussi préoccupant. Le poète déploie dans un flux passionnel que rien ne peut arrêter, une véritable saga des mots. Quelles que soient leur appartenance grammaticale. Il fait appel, comme chez Homère à qui il emprunte le goût des épithètes (dites homériques), à l’insistance rhétorique, aux jeux infinis des alliances, des alternances et des oppositions, à l’importance de chaque catégorie grammaticale, et, s’appuyant sur les tropes, leur richesse et la variété de leurs formes, accents et rythmes, il se fait le maître de chant de l’épopée contemporaine.

D’aucuns pourraient se lasser des interjections qui scandent les strophes :

« chouette ô toi qui fais chanceler les puissants chanter les pauvres … » ( in « Prélude »).

Mais ces interjections hautement lyriques font part intégrante de la voix émouvante qui les porte et de la forme poétique soutenue de l’épopée telle que réhabilitée par le poète :

« Oui, l’épopée est la cité des mots,
de tous les mots et de tous les langages
qui y constituent tant de compagnies,
tenacement y dansent tant de rondes,
car la guerre fondamentale est là,
dans et pour le poème, dans et par
le poème, et pour cette guerre-là
il faut mobiliser sans exception
tous les mots, tous les mots de toute langue. » ( in « Combat des noms, des verbes et des langues »)

Nul doute que ce magnifique élan vers la poésie des origines ne libère du carcan tous ceux et toutes celles qui partagent une même fibre dans la ferveur. Quant à savoir si un engagement aussi radical est susceptible de renverser l’ordre des choses ou plus simplement de changer le monde, Patrick Quillier est intégralement acquis à la cause… Sinon, au-delà de l’utopie annihilatrice qu’il serait possible d’évoquer, reste le combat, rythmé par le Canto General *des poètes. À moins que ne s’ouvre une tout autre voie. Celle sur laquelle se clôt le présent volume :

« Suivre Gilgamesh dans la vie recluse ». Et, sur ses traces, chercher avec lui

« l’herbe qu’on mange et par quoi l’on jouit

l’herbe dont on tient l’élixir de vie

l’herbe qu’on fume aux abords de l’infini »


*Étonnamment, le Canto General de Pablo Neruda n’est pas évoqué. Peut-être le sera-t-il dans le Chants des Chants, 2).

Vignale, 1er août 2023  /  Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

PATRICK   QUILLIER 

Sur Terres de femmes

D'une seule vague (Chants des chants, I), La rumeur libre éditions, 2023