Magazine Journal intime

Chroniques d'Europe (27 et dernière) - La vie en carnets

Publié le 14 septembre 2008 par Audine

Je n’ai pas fait attention au moment, mais à l’origine, c’était une boite à couture, cylindrique et douce, puis c’est devenu cette boite en carton fort décoré pastel, rectangulaire, dans laquelle est rangée à portée de mains, toute une intimité télévisuelle.

Des mouchoirs en papier et des limes à ongles, des crèmes, pour les mains, les pieds. Des chaussettes, des critiques de films. Des gants fins pour garder la crème sur les mains. Du vernis qui fortifie. Des petits ciseaux. Une pince à épiler. Un stylo.

Et des petits carnets à spirales, à petits carreaux.

C’est la fin du deuxième. Le troisième lui, ne sert qu’aux notes rapides. Griffonner en vitesse un nom au générique qui défile, un bout de dialogue. Le troisième est secondaire.

Le premier va de 1970 à 1993. Le deuxième de 93 à janvier 2008.

Le premier est décoré de petits cœurs orange et rose sur fond blanc, le deuxième est un écossais vigoureux et sombre.

L’écriture de ma mère est une écriture d’écolière, ronde et régulière, par moments fugaces légèrement heurtée, avec des soupçons d’angles, on peut deviner un passage dépressionnaire, des entrées d’air maritime.

Le carnet 70-93 porte en deuxième page de couverture, et en travers, cette interjection : « Enfants de ma patience ! ». En 70, j’avais 13 ans et mon frère 10, ma mère 34.

Sur la troisième de couverture est scotché un découpage d’un dessin tiré du Canard Enchaîné et représentant un Jacques Prévert fragile et parigot, sur fond jauni, un mégot pendant au bec, des yeux tombants, son oreille gauche n’est pas finie, on a l’impression que Jean-Marie Kerleroux n’a pas osé trop le préciser, par un respect immense. Il a signé K. Il est né aussi en 36.

Il y a des cartes découpées de journaux aussi, mais le vieux scotch ne colle plus trop. Les cartes représentent les Balkans et le Moyen Orient.

Lire les Carnets d’affilée convoque l’Histoire et quarante ans de la vie de ma mère. Quarante ans de la vie d’une jeune femme qui a du apprendre seule, avec une farouche volonté de connaissance. Une libre penseuse, l’image même de la Libre Penseuse. Issue de l’immigration portugaise, pas d’encyclopédie à la maison. Une fréquentation de la bibliothèque municipale de l’Haÿ les Roses du temps où elle collait au dispensaire de la mairie et alignait des livres sur trois murs. Une écoute des émissions de radio. Ménie Grégoire, Daniel Mermet, Dolto. Un si grand désir de savoir. Et de bien faire. De comprendre, l’éducation, comment et pourquoi, les guerres, le progrès, notre inconscient, le féminisme.

Les colonies françaises sont racontées, les massacres malgaches de 47 – qui ont fait fuir de Tana la famille de mon père – l’Indochine et l’Algérie, avec les ratonnades d’octobre 61, et Charonne le 8 février 62. Ma mère note « au moins 200 morts dans la Seine, les corps couverts de sang ».

Elle liste aussi les socialistes traites au peuple, Ramadier qui a chassé les communistes du gouvernement, et Jules Moch, qui a réprimé durement les grèves de 47.

Ma mère écrit qu’après 14 – 18, le défilé des vainqueurs sur les Champs Elysées a pris trois heures mais qu’au même rythme, celui des morts aurait pris 11 jours et 11 nuits complètes.

En écho, elle note une inscription d’un monument aux morts érigés à Saint Paul les Dax, où elle fait sa cure annuelle, et qui rend hommage aux fusillés de Fourmies, le 1ier mai 1891.

La comptabilité est claire en janvier 93 : il y a de par le monde, 26 guerres actives et 70 points chauds dans lesquels il est estimé qu’un conflit armé va se déclencher dans les 18 mois.

A la douleur du monde, ma mère ajoute des explications.

Elle liste les psychanalystes, Freud, Adler, Jung, Reich et note leurs théories. Inscrit la différence entre projection et identification et ce qu’est la psychorigidité.

Elle recopie des passages sur l’inconscient, le rôle des parents, de l’éducateur. Comment doit être la tension artérielle suivant les âges de la vie, la diététique du cerveau et comment marchent les neurones et leurs synapses, le calcul du poids de santé, ce qu’est le sommeil paradoxal. Pourquoi il est difficile d’être un adolescent. Les espérances de vie dans le monde, en 1913 – 43 ans en France, 38 au Portugal.

Toute l’histoire du féminisme est dans les carnets, plusieurs fois. Plusieurs fois la date de 1965, année où les femmes ont le droit d’ouvrir un compte bancaire sans la permission de leur mari. J’avais 8 ans.

L’histoire du Zaïre aussi, du Soudan, notamment lorsqu’en 1988, aucune information n’est donnée sur les 250 000 personnes tuées au Sud Soudan. A l’époque, note ma mère, la France de s’émouvoir sur le sort des baleines prises dans les glaces.

Ma mère recopie la liste des causes de la hausse des troubles mentaux : bruit, entassement, information, alimentation, hygiène de vie, consommation, administration trop loin du peuple, compétition.

Il y a une brève histoire du jazz aussi, et le nom et la biographie de quelques musiciens.

Beaucoup de films, des listes de cinéastes japonais, et aussi de l’est, mais aussi anglais. Certains films reviennent plusieurs fois : Freaks, Le Trésor de la Sierra Madre, Ozu, Kurosawa, et tous les films sociaux anglais. Tavernier, bien sur. Kieslowski et le Décalogue, qui l’a beaucoup impressionnée.

Et puis elle cite à n’en plus finir.

Rostand, Nietzsche (Si tu veux le repos, crois. Si tu veux la vérité, cherche et souffre.), Proudhon, Pascal, Paul Valéry, Montaigne, Simone Weil – La Condition Ouvrière – Marcel Aymé (Nos bonnes actions sont souvent plus troubles que nos pêchés), Corneille, Gorki, Camus (Là où la lucidité règne, l’échelle des valeurs devient inutile), Beaumarchais, Shakespeare, Bernanos, Sophocle, Balzac, Socrate, Jules Renard, Aragon, Charles Peguy, Fourier. Et encore Paul Valéry : « on entre en soi-même armé jusqu’aux dents » - « l’homme éternellement porte plainte contre inconnu ».

Et encore, Jean Giono, Cesbron, Jakez Hélias, Graham Greene, Suzane Kepes (une des fondatrices du Planning Familial et sa gynéco), Gide, Cocteau, Rabelais.

Il y l’histoire de Thomas More, 1478 – 1535, né à Londres, Chancelier, et décapité – par faveur du roi, sinon c’était la pendaison – pour ne pas avoir voulu admettre la puissance spirituelle du Roi. Gardez mes amis des faveurs du Roi, aurait il dit avant sa mort.

Puis il a été nommé Saint par l’Eglise, mais longtemps après.

Ma mère a noté des proverbes, juifs, arabes, africains.

Un proverbe portugais : « Braga prie, Porto travaille, Coimbra étudie, Lisbonne dépense ».

Beaucoup d’annotations sur Bouddha.

Sur l’Islam.

Une remarque de De Gaulle : « Aucune illusion n’adoucit mon amère sérénité ».

Ma mère note aussi les noms de Billie August et de Jean Marboeuf.

Puis, qu’au début des années 50, 90 % des ménages n’avaient pas de réfrigérateur, de machine à laver, de chauffage central ; 80 % pas d’installation sanitaire, et 70 % pas de WC à l’intérieur.

Remember.

Une observation du Préfet Grimaud qui a succédé au sinistre Papon : « les jeunes de mai 68 étaient cultivés. Ils ont retrouvé d’instinct les souvenirs et les pavés de leurs ancêtres de 1830, 1848 et 1871 ».

Il y a des listes repères aussi, des capitales des pays africains, des pays baltes.

Et puis l’histoire du Casablanca, commandé par le commandant l’Herminier, le seul bâtiment à ne pas s’être sabordé à Toulon en novembre 42, et à s’être réfugié en Corse, pour donner son armement aux résistants.

Tavernier de nouveau, avec à coté : « la vie et rien d’autre ».

Là entre le canapé et le fauteuil, dans la boite rectangulaire, sous le lampadaire halogène basse tension, les carnets à spirales, les objets les plus extraordinairement émouvants que je connaisse, un trésor, ce de quoi je suis aussi faite, sous la chair.

FIN


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