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Adorno, la musique commerciale et la liquidation de l'individu

Publié le 13 novembre 2011 par Jcr3

« La signature de la musique commerciale est la liquidation de l'individu. Tout le monde, aujourd'hui plus que jamais sans doute, pousse à un devoir de soumission musicale. »

Quand il écrivait ces mots, à la fin des années 30, Théodore W Adorno, philosophe et musicologue allemand, n'avait pas imaginé - l'avait-il préssenti ? que l'homme du futur ne sortirait plus sans des écouteurs dans les oreilles. Sans même imaginer l'invention du transistor ni de la musique Yé-yé, et encore moins, du Pod et dela musique obsessionnellement rythmique, compressée, comme d'autres compressent des voitures usagées, pour gagner de la place.

Il avait deviné que derrière le sentiment d'indépendance que parait procurer l'écoute solitaire d'un morceau particulier, à un moment choisit ne consiste en fait qu'à se conformer à un modèle, à choisir dans un catalogue, à entasser des chansons compressées mais ne les jouer que lors des pauses qu'autorise la journée de travail. Il avait observé les premiers signes de la transformation de la musique en produit de consommation culturelle sonnant le glas de ce qu'il appelle la vraie musique et au dela de la vraie individualité.

C'est en cherchant des informations au sujet des sondages d'opinion et de leur invention, dans le filet international, que je me suis retrouvé dans les bureaux du Princeton Radio Research Project, en compagnie de Théodore W Adorno qui y avait étudié, dès la fin des années trente, l'émergence d'un nouveau type d'auditeur lié à la montée en puissance de la radio : le consommateur culturel.

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Paul Lazerfeld et Frank Stanton


En 1937, plusieurs sociologues, dont Paul Lazerfeld et Frank Stanton, étaient contactés par la Fondation Rockefeller pour diriger une analyse détaillée de l'impact de la radio sur la société américaine (le Princeton Radio Research Project). La radio, qui bien qu'encore nouveau moyen de communication, avait montré un fort potentiel de persuasion sur un auditoire, lors de l'élection de Roosevelt en 1936.

L'étude devait répondre à certaines questions comme : Qu'est ce que les gens écoutent à la radio, combien de temps et pourquoi l'écoutent-ils ? A cette occasion le premier outil d'enquêtes d'audience a été mis au point, le redoutable analyseur de programmes (program analyzer) ancêtre de tous les audimats.

Lazarfeld propose à Theodor W. Adorno, philosophe, sociologue, compositeur et musicologue allemand, la direction de la sous-section musicale du projet. Sous sa direction, entre 1938 et 1941, quatre essais mettent en évidence les rapports particuliers et personnels que l'auditeur américain entretien avec la musique. Il y développe l'idée de fétichisation de la musique par l'acquisition d'un objet musical et de la régression de l'écoute qui va de pair.  

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Théodore W Adorno - 1903-1969. Philosophe, estheticien et musicologue allemand.

Adorno porte un regard particulièrement sévère sur le rôle alloué à la musique populaire par l'industrie culturelle qui la fabrique (terme qu'il préfère à celui de culture de masse, trompeur parce que ce sont les masses qui en sont in-justement les victimes). Il en arrive à la conclusion que la musique populaire moderne, est destinée à devenir un produit de consommation, comme un autre, conçu par des grandes entreprises pour la consommation de masse.

Toute variation de style qui pourrait éventuellement être perçue et justifier une préférence, un coup de cœur, ne s'applique en fait qu'à des points de détails, la préférence ne relevant parfois que des circonstances dans lesquelles la musique a été entendue. Tout cela créant l'illusion d'une différence visant à l'invention d'une -fausse- individualité, dans une société où toute véritable individualité est réfutée.

L'empire de cette vie musicale est l'empire des fétiches.

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Les œuvres qui deviennent des biens culturels se dépravent.

Il ne s'agit pas seulement du fait qu'elles sont usées par la répétition, mais la réification *  affecte leur structure interne, elles se transforment en un « conglomérat d'impressions » qui se gravent chez les auditeurs - sans qu'ils n'en prennent conscience.

L'essence de l'écoute de masse se limite à la simple reconnaissance d'un objet familier. L'appel à la réflexion de l'auditeur du Hit-parade, est finalement réduit à une simple re-mémorisation du familier. Dès qu'une formule a fait ses preuves, l'industrie l'utilise au maximum.

« Cette sélection engendre un cercle vicieux : ce qui est le plus connu, c'est ce qui a le plus de succès; donc, on le joue encore plus souvent et on le fait connaître davantage », comprend-il. « La notion de goût, elle-même, est dépassée. Le simple fait de connaître le succès se substitue à la valeur qu'on lui attribue : l'aimer signifie presque tout bonnement le reconnaître ».

L'échange de biens culturels, aboutit à des choses matérielles mais c'est finalement l'argent qu'il a dépensé pour acheter ce bien que le consommateur adore et non plus le bien lui même, qui de toute façon est globalement identique à tous les autres de sa catégorie, à l'intérieur d'un système où toute marque d'individualité prend un caractère subversif.

L'apparition de la valeur d'échange dans les marchandises a assumé la fonction spécifique de ciment, explique Adorno, s'inspirant de la théorie Marxiste du caractère fétiche de la marchandise (Le Capital, livre premier, La marchandise et la monnaie).

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Tableau des théories des différents moyens de contrôle social, par le sexe, le travail, la musique et la nourriture, selon Freud, Marx, Adorno, et Ritzer.

La répétition incessante de quelques airs à la mode et la multiplication des stéréotypes musicaux et des jingles (publicités musicales), finit par produire une réponse émotionnelle instantanée chez l'auditeur, comme le bruit de la gamelle fait saliver le chien de Pavlov.

Une chanson populaire, diffusée à maintes reprises à la radio, finit par créer une image familière qui parvient à s'imprimer dans la mémoire de sa victime. Cette image qui est immédiatement rappelée aux premières notes de la chanson, prend la place de la réflexion propre de l'individu.

« Cette musique apparaît surtout comme le complément de la perte de la parole chez les hommes, de l'extinction du langage en tant qu'expression, de l'incapacité à communiquer. Partout, elle assume ce triste rôle qu'elle avait à l'époque du cinéma muet. Elle n'est perçue que comme bruit de fond. »  

Adorno montre que les publicitaires et la radio commerciale utilisent, à dessein, des airs populaires standardisés pour transformer les individus en simples consommateurs, incapables, désormais, de reconnaître la vraie musique de la fausse. Voir [tab].

Il note que le fossé entre le producteur et le consommateur de musique s'est considérablement élargi, au profit du premier, avec la continuelle baisse du niveau d'éducation musicale du grand public.

« Les auditeurs ne peuvent plus faire l'effort qu'exige une attention soutenue et s'abandonnent, en quelque sorte résignés, à ce qui advient, ne prenant de plaisir qu'à la condition de ne pas écouter avec trop d'application. L'écoute déconcentrée rend impossible la saisie d'une totalité mais uniquement ce qu'éclaire le projecteur : des intervalles mélodiques curieux, des modulations étonnantes, des fautes intentionnelles ou fortuites ».

Il fait la description de cet auditeur émotionnel, qu'il considère comme régressif, qu'il voit émerger et qui lui apparait être de la 'chair à canon' du totalitarisme, manipulable à volonté, et dont l'augmentation du nombre révèlerait, selon le musicologue, l'apparition de tendances totalitaires et la baisse de la participation démocratique, dans une société. Les mêmes conclusions ressortaient des recherches sur la propagande à la radio Nazie qui utilisait la simplification et la répétition :

« La barbarie cynique n'est en rien meilleure que le mensonge culturel : la radio totalitaire a été allouée à la tâche de fournir de bons divertissements et de faire diversion. La radio américaine sert les mêmes objectifs : distraire des auditeurs de la réalité politique. Les résultats d'une enquête montrant que, parmi les auditeurs de radio, les amis de la musique légère sont dépolitisés, ne sont pas dus au hasard. »

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« La barbarie cynique n'est en rien meilleure que le mensonge culturel »

L'invention de toute pièce d'une « jeune génération », en contradiction avec la culture en déclin de leurs parents, et qui prétend balayer avec dédain tout vestige esthétique du passé, vise, en vérité, les mêmes objectifs que les passéistes : bannir l'indiscipline en tant que telle.

La signature réelle de la musique commerciale est la liquidation de l'individu.

Le public, volontairement retardé dans son développement psychologique, est maintenu au stade infantile : « Les auditeurs régressifs se conduisent comme des enfants. Ils ne cessent de réclamer avec un entêtement hargneux le même plat qu'on leur a déjà servi dans le passé. On leur prépare ainsi une sorte de langage musical puéril qui se compose finalement des déformations du langage technique musical. ».

Une tragédie, pour Adorno, à qui cela signifiait la fin de la vraie musique dans son rôle d'exercice mental laissant la place à une fausse musique, outil de contrôle social, produisant de la distraction ou des stimulations visant à obtenir des réactions standardisées :

« Non seulement, on les prive de ce qu'il y a de plus essentiel, mais on les confirme dans leur débilité névrotique. Après le sport et le cinéma, la musique de masse et la nouvelle écoute font qu'il est impossible désormais d'échapper à l’infantilisme. »

Un jeu infantile qui n'a rien de commun avec le jeu productif des enfants, l'actuelle musique de masse n'est jeu que dans la répétition de modèles bien établis, et le report de la responsabilité qui en incombe sur ces modèles auxquels elle se conforme.

Mais, le pire outrage, envers la fonction première de la musique qui est d'apaiser les instincts, reste, pour Adorno, de la livrer au jeu de l'humour : « Le destin comique de la musique à l'époque contemporaine est dû essentiellement au fait qu'on pratique, avec tous les signes visibles de l'effort et du travail sérieux, quelque chose de totalement inutile. L'aliénation de la musique et la prise de conscience de cette aliénation se soulage dans le rire ».

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Les recherches d'Adorno ont permis d'établir une typologie du public radiophonique américain. Voici les types d'auditeurs selon le musicologue :

1. L'expert : Complètement conscient de la structure de la musique, il reconnaît les composantes fondamentales, il est capable de discerner l'architecture globale du morceau.

2. Le bon auditeur : Fait spontanément les connections mais, à la différence de l'expert, il n'est pas complètement conscient de la structure de la musique. Il la comprend comme son propre langage sans en maitriser la grammaire ni la syntaxe. Ce sont des espèces en voie de disparition, bientôt remplacées par le consommateur culturel.

3*. Le consommateur culturel : Auditeur vorace, bien informé, collectionneur de disques, il est capable de nommer les morceaux et comme un détective, il connait jusqu'aux détails de l'enregistrement. Ses choix musicaux sont les éléments de sa stratégie sociale.

4*. L'auditeur émotionnel : Plutôt inconscient de comment la musique fonctionne mais le plus sensible à ses charmes. Facilement au bord des larmes. Le genre de public typiquement anglo-saxons où la pression sociale conduit à l'expression souvent incontrolable des sentiments introvertis. Il utilise la musique comme un moyen d'évasion, et y fourre tous ses sentiments ou bien y cherche les émotions qui lui manquent.

5-6. L'auditeur insensible et l'amateur de Jazz : Présentent les caractéristiques contraires des précédents. Ils ne s'autorisent pas d'expérience émotionnelle avec la musique et montrent une aversion à l'idée romantique de concevoir la musique comme un moyen d'expression. Ils ne guettent que les infidélités d'interprétation et détestent être surpris.

7*. Le consomateur de divertissements : C'est pour lui que l'industrie culturelle à été créée. Ce public est le plus représenté, il est passif et férocement opposé à toute idée d'effort que peut requérir la compréhension d'une œuvre d'art.

8. Les indifférents, les amusicaux, les anti-musiques : Ceux qui n'aiment pas ça, qui ont vécu une mauvaise expérience dans l'enfance et qui fuient tout ce qui pourrait ressembler à un passage musical.

*Les 3, 4, 7, favorisent le contrôle social et le totalitarisme

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Types de consommateurs culturels honnis par Adorno, la jeune génération qui se nomme elle même les Jitterbugs, avant les transistors, précurseurs des Yéyés, Hippies, Freaks, Punks et autres invention de l'industrie culturelle...

« En premier, on rencontre les enthousiastes qui envoient des lettres dithyrambiques aux stations de radio et aux orchestres, témoignent de leur enthousiasme pour les Jazz sessions de qualité, et font de la réclame pour la marchandise qu'ils consomment. Ils se nomment eux-mêmes jitterbugs comme s'ils voulaient tout à la fois approuver et honnir la perte de leur individualité, leur fascinante métamorphose en insectes bourdonnants.

Leur seule excuse est le fait que le terme jitterbugs - comme toute leur terminologie de constructions imaginaires au cinéma et dans le jazz leur est enfoncé dans le crâne par les entrepreneurs pour leur faire croire qu'ils se tiennent, eux, dans les coulisses. Leur extase est sans contenu. Que la musique ait lieu, qu'elle soit entendue, cela se substitue au contenu.

Elle a pour modèle les extases que déclenche le tam-tam de guerre des sauvages. Par son aspect convulsif, elle évoque la danse de Saint-Guy ou bien les réflexes d'un animal mutilé. La passion elle même semble être la conséquence d'anomalies. Mais le rituel extatique se révèle comme pseudo-activité grâce à l'élément mimique. On ne danse pas ou on n'écoute pas par sensibilité, mais on imite des gestes qui traduisent la sensibilité.

Dans le jazz, le lien entre cette mimique et les imitateurs est très lâche. Il repose sur la caricature. La danse et la musique reproduisent les étapes de l'excitation sexuelle pour la tourner en dérision. Et comme pour confirmer l'illusion et la tromperie de ce type d'extase, les jambes sont incapables de réaliser ce à quoi prétendent les oreilles.

Les mêmes jitterbugs, qui se conduisent comme s'ils étaient électrisés par les syncopes, finissent presque par danser en mesure. La chair faible fait mentir l'esprit prompt; l'extase gestuelle des auditeurs puérils échoue devant le geste extatique.

D'autres sont des spécialistes, et sont, en tout cas, plus agressifs. Ce sont des Chics-types, à l'aise en toute occasion, toujours prêts, en société, à se mettre à danser du jazz avec une précision de machine; expert, capable d'identifier tout groupe de jazz, et qui se plonge dans l'histoire de cette musique comme s'il s'agissait de la grande révolution. Il s'apparente le plus au sportif, du moins au fringant supporter qui domine des tribunes.

Il sait en remontrer et s'en fait une gloire; aussi connaisseur en whisky qu'en filles. Il est capable de briller en improvisant grossièrement, même s'il doit s'exercer au piano en cachette, pendant des heures, afin d'assembler des rythmes rebelles. Il se fait passer pour un être à part, indépendant, qui se moque du monde entier. Mais ce qu'il restitue du monde, c'est sa mélodie, et ses astuces sont moins des découvertes du moment qu'une expérience accumulée acquise au contact des objets techniques tant convoités.

Ses improvisations sont, chaque fois, les gestes de sa prompte subordination à ce que l'appareil exige de lui. Le chic type se trompe en croyant que sa soumission totale au mécanisme réifié est une manière de s'en rendre maître. C'est à lui véritablement que s'adresse le jazz : ses improvisations proviennent du schéma, et il gouverne ce schéma, la cigarette aux lèvres, aussi décontracté que s'il l'avait découvert lui-même. »

Theodor W. Adorno : Wikipédia-fr. Texte fr: Du fétichisme en musique et de la régression de l'audition.

L'article de Susan Cavin (ang): Adorno, Lazarsfeld & The Princeton Radio Project, 1938-1941.

Karl Marx : Le caractère fétiche de la marchandise et son secret.

Les Jitterbugs chez Wikipédia-fr.

Photos: filet international, tableaux: home-made.

Théodore W Adorno


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