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11 novembre 1962.

Publié le 09 novembre 2023 par Rolandbosquet

10_novembre

L’automne s’impose enfin avec ses nuits fraîches, ses coulées tempêtueuses venues de l’océan et ses matins chagrins. Je repousse au lendemain l’ultime bordée de bois à ranger sous son abri et décide de procrastiner sagement devant ma cheminée avec La Danseuse de Patrick Modiano*. « Brune ? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos… » Denis Cosnard écrit dans Le Monde que l’on retrouve tout Modiano dans cette phrase. Alors, laissons-nous bercer. À la radio, Paul Tortelier et Jean Hubeau interprètent l’allégro vivo de la sonate pour violoncelle et piano en sol mineur de Gabriel Fauré. L’enregistrement date de 1962 et gratte un peu, ajoutant ainsi un parfum de nostalgie qui emporte l’auditeur distrait au cœur même de la salle de concert au milieu des messieurs-dames en tenue d’apparat comme on le vivait à l’époque. J’en étais alors bien éloigné.

Les résultats du baccalauréat venaient de tomber, sanctionnant une année rêveuse et incertaine d’une moyenne en bas de gamme. Qu’importe ? me dit mon père. Tu l’as, c’est le principal ! Et de m’enrôler comme d’habitude pour les corvées de la moisson. Les petits fermiers, en ce temps-là, avaient coutume de s’entraider pour les gros travaux. Vous pouviez donc en avoir fini avec vos champs ; restaient encore ceux des voisins. Mais arrivait enfin le soir où la dernière balle de paille était rangée sous le hangar. Après une bonne goulée de cidre pour arroser les gosiers desséchés par la poussière et une dernière tablée de pâtés, saucissons et autres cochonnailles, tomba l’inévitable question à l’heure du café : qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? J’étais bien en peine de répondre car je n’en savais rien.

Cette année 1962 connaît en effet son lot d’événements extraordinaires. Après plusieurs et meurtriers attentats provoqués par l’OAS, l’Algérie devient officiellement indépendante le 03 juillet ; les Pieds-noirs débarquent, hagards et désorientés, sur les quais de Marseille et de Toulon* et Jacques Anquetil gagne le tour de France cycliste. Mais le mois d’août touche à sa fin et j’ignore toujours quoi faire de moi. Je sais que mon père ne saurait accepter quelque "glandouille" que ce soit mais je n’ai guère envie toutefois d’aller frapper à la porte d’un employeur. Je vais donc toquer à celle de la faculté de Droit. C’était alors le refuge des indécis plus ou moins libertaires ou objecteurs de conscience. Comme, par ailleurs, le Supérieur de l’institution qui a eu la patience de m’inculquer mes "humanités", m’a trouvé un poste de surveillant d’internat dans un établissement ami, le gîte et le couvert me sont assurés pour plusieurs mois, me donnant ainsi l’occasion, et pour la toute première fois de ma courte existence, de m’entendre appelé "Monsieur" !

Un jeune monsieur qui découvre plus la liberté et la vie qu’il n’use les bancs du campus. Mes études de droit, (ma mère me voyait déjà avocat à la cours sinon juge à hermine), ne résisteront pas longtemps à mes vagabondages. Je n’en respectai pas moins les visites rituelles à la ferme familiale. C’est ainsi que, dans la grisaille de ce 11 novembre, je me retrouvai devant le monument aux morts du village aux côtés de mon père, porte-drapeau cette année-là de la section locale des anciens combattants.

Certes, cette rituelle cérémonie de commémoration semble aujourd’hui souffrir d’une certaine désaffection. Hormis les officiels de la République, qui va encore bredouiller la Marseillaise au pied de la gerbe du souvenir ? Mais on était en 1962. Les opérations de "maintien de l’ordre" sur l’autre rive de la Méditerranée s’achevaient et les gars du contingent rentraient à la maison avec leurs angoisses et leurs traumatismes dans leur paquetage. Les années s’écoulèrent ensuite les unes après les autres, distribuant peu à peu l’oubli à l’aune de leur disparition. Ils ne sont plus guère nombreux, désormais, à avoir la force de rappeler aux jeunes générations les sacrifices qu’ils eurent à endurer.  Autre temps, autres mœurs, conclurait Cicéron dans un bel effet de manche.

Sauf peut-être pour Patrick Modiano qui caresse inlassablement de livre en livre la nostalgie de ce siècle perdu. (*La Danseuse, Patrick Modiano, éditions Gallimard / Les Valises sur le Pont, Christelle Bosquet-Harrir, Jean-Jacques Jordi et Aymeric Perroy, Marines Éditions.)


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