Musique. Nicolaï Lugansky à Bordeaux.

Certes, avec un ciel clément et un jarret encore ferme, il ne lui serait pas impossible, en dépit de la fraîcheur des températures, de franchir, à pied, les deux cents et quelques kilomètres qui séparent la Capitale régionale de son courtil douillettement blotti au fond de sa vallée perdue. Mais est-ce bien raisonnable pour un septuagénaire titillant la fin de sa décennie de se lancer ainsi par les routes départementales ? Son temps de retraité n’est pas vraiment compté mais il s’inscrit malgré tout en caractère gras sur son dernier bilan de santé. Il devra donc modestement choisir la bicyclette !

La carte routière déployée sur la table de la salle à manger indique clairement qu’il se dirigerait ainsi vers le sud et donc qu’il descendrait. Mais la toponymie dessine tout aussi clairement qu’en réalité, le trajet est certes constellé d’aimables dénivelés mais qu’ils sont toujours suivis de traîtres raidillons. Ses mollets résisteront-ils ? Dans le doute, il opte donc pour le rail. L’antique voie de chemin de fer est toujours là. Comme pour rappeler l’époque ancienne où les Perrette allaient vendre leurs œufs, lait et petits pots de beurre au marché de la grand ville. Mais les trains l’ont aujourd’hui désertée. Ne reste plus dès lors qu’une ultime solution : l’automobile à pétrole. On constate, à cette occasion, combien les allées de l’écologie sont elles aussi semées d’embûches.

À quel prix, donc, parcourir cette distance, aller et retour, de 410 km au moins ? Le coût en carburant est estimé à, environ, 39,46Є et celui en émission de CO2 à 59,78kg. Sachant que, selon l’ADEME, l’empreinte carbone annuelle d’un Français moyen serait d’environ 9,2 tonnes, il appert que ce petit voyage n’en représentera guère que 0,65%. Toutefois et conscient malgré tout de son impact négatif sur la santé de la planète, il se promet, en compensation, de faire abstinence jusqu’à la fin de l’année de tout usage d’extrait de produits fossiles pour se déplacer et d’aller acheter son pain au bourg du village par les chemins de traverse. Mais pourquoi se lancer ainsi dans une telle expédition ? À cause de la musique bien sûr.

Toujours par monts et par vaux, le pianiste Nicolaï Lugansky avait, en 2018, respecté une escale à Paris pour un concert au Théâtre des Champs-Elysées. Il y avait interprété, sans la mièvrerie si souvent adoptée, la Ballade n°1 en sol mineur de Frédérick Chopin. Puis, après une courte pause, il s’était adonné à sa véritable passion, les compositions de Serge Rachmaninoff. Jouant de son ensorcelante virtuosité, il s'amusa avec maestria des mille difficultés semées ça et là par le maître et laissa s’exprimer, avec harmonie et délicatesse, son fameux romantisme slave.

Ce mardi 21 novembre dans la moderne salle de l’Auditorium bordelais, il montrera la même éloquence avec les Variations sur un thème de Chopin et les Études et Tableaux de son compatriote. Avec la sonate n°1 en ré mineur du même Rachmaninoff qui suivit, les Faust, Marguerite et Méphistophélès de Goethe* se retrouvèrent tout aussi magistralement dans les allegro moderato, lento et allegro molto de la partition, leur interprète exploitant avec clarté et élégance leur mystérieuse complexité. En parfait accord avec lui, le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé et sa chaude ovation à l’issue de la prestation laisse à penser que leurs échos resteront longtemps encore ancrés dans les mémoires.

Parce que la musique est un viatique universel propre à transcender les quotidiens les plus sombres et à raviver les couleurs des plus belles qualités humaines. Ainsi que l’écrit si justement Hélène Grimaud* : elle provoque une sensation incroyable, comme si elle vous cueillait et vous emportait dans une sorte de vol… En un mot, elle vous rend à votre liberté originelle. (*Faust, Yoann Wolfgang von Goethe, traduction de Henri Lichtenberger, éditions Aubier / Rachmaninoff, Nicolaï Lugansky, CD Harmonia Mundi 2023 / *Renaître, Hélène Grimaud avec Stéphane Barsacq, Albin Michel.)