Un ciel chagrin et une brume revêche qui rechigne à se diluer dans l’air. Plongées dans l’ombre à peine grisée par la terreuse lueur du jour, les frondaisons du parc sont encore tout engourdies de nuit. Une biche égarée cherche son chemin entre les troncs des érables et des châtaigniers. Après un regard affolé vers la maison, elle disparaît derrière la haie de coudriers qui borde mon courtil. Au-dessus de nous, une escouade de corbeaux patrouille en grand ramage à la recherche d’éventuels contrevenants. Les tourterelles, pour une fois silencieuses, se sont opportunément réfugiées dans les sapins et les merles se chamaillent les vers de terre blottis sous les feuilles des bouleaux qui jonchent la pelouse. Indifférent à cette agitation, un couple de moineaux picore fiévreusement les boules de graisse accrochées aux branches du lilas à présent totalement dénudé. En un mot, un temps de fin d’automne ordinaire qui incite plus à rester blotti sous la couette qu’à arpenter les chemins.
Certes, selon Jules Renard, le monde appartiendrait à ceux qui se lèvent tôt. Pourtant, mes parents se sont toujours levés à l’aube, ma mère pour traire les vaches et mon père pour panser les chevaux puis, plus tard, bichonner son tracteur et ils n’ont guère jamais possédé que leurs vêtements de travail et le pain dur qu’ils plongeaient dans leur soupe de légumes du potager. Il ne suffit pas de s’élancer dès l’aurore pour s’enrichir. On en connaît d’ailleurs qui ne se sont jamais hasardés à guetter le soleil levant et ont malgré tout amassé des fortunes. C’est l’or, s’égosille gravement leur valet ! Et ils grapillent âprement le moindre écu pour emplir leur cassette. Là, il en manque un ! Il en manquera toujours un, celui précisément après lequel ils courent depuis leur enfance et qu’ils rêvent de serrer entre leurs dents lorsque passera la faucheuse. À la radio, Jean-Baptiste Urbain remercie son invité venu assurer le service après-vente de sa dernière production et lance la pavane Lacrimae Tristes de John Dowland. Comme s’il hésitait encore à rompre l’ambiance morose qui marque la journée qui commence ! Et si cette longue mélancolie ne relevait, en réalité, que d’un certain art de vivre ?
C’est du moins ce que défend Dany Laferrière*. Après avoir couru de Port-au-Prince à Montréal, de New-York à Miami ou de Paris à Tokyo, après avoir franchi les frontières entre le nord et le sud autant que celles de classe et de couleur de peau, il s’aperçoit qu’il a certes accumulé des connaissances et des expériences diverses et nombreuses mais qu’il se retrouve coi aujourd’hui, face à lui-même. À quoi bon un tel parcours de jours ensoleillés autant que de pluvieux, si, à l’arrivée, vous n’en tirez pas bilan ? Et il se pose, un été, pour prendre le temps de ne rien faire. Car, dit-il, c’est quand on a rien à faire que le temps devient précieux ! Il n’en note pas moins sur son petit carnet entre maintes maximes au pied léger, d’hâtives réflexions sur son enfance à Petit-Goâve en Haïti, ses errances littéraires à travers le monde et autres rêveries éblouissantes comme un cerisier japonais en fleur. Et il avoue, faussement naïf, que lecteur horizontal, il pourrait tout autant vivre dans sa baignoire ou dans son lit.
Mais il ne fait pas là l’éloge de la paresse. Eugène Marsan, Paul Lafargue ou Jo Moustaki y ont déjà dessiné des chemins de traverse comme des échappatoires aux folies du monde et aux fuites en avant qui guident souvent nos pas pressés. Il veut seulement dire combien peuvent être riches ces pauses hasardeuses lorsque nous parvenons à les apprivoiser. Comme d’écouter, par exemple, loin de toute effervescence et en compagnie d’une ronronnante Pénélope enroulée sur les genoux, les fameuses cantates de Jean-Sébastien Bach dites Oratorio de Noël*. N’entrons-nous pas, en effet, dans la fameuse trêve des confiseurs ? (*Un certain art de vivre, Dany Laferrière, Grasset / *Nikolaus Harnoncourt à Vienne, 2007.)