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Erwann Rougé / Paul les oiseaux (portrait) / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 11 juillet 2024 par Angèle Paoli

Erwann Rougé, Paul les oiseaux (portrait)
Éditions Isabelle Sauvage, 2024,
Dessin d’Ena Lindenbaur
Lecture d’Angèle Paoli

Abstraction pour Erwann Rougé

 " Quelque chose d’un drame mental. "

Ph. : G.AdC

Portrait du poète en corbeau

Paul les oiseaux (portrait), voilà un titre qui peut intriguer. Rien, en effet, pas le moindre signe diacritique, ne vient séparer Paul des oiseaux qui le caractérisent. L’ajout entre parenthèse du mot « portrait », laisse à penser à la symbiose de l’un avec l’autre. Peut-être s’agit-il d’un récit onirique en forme de déclaration poétique ? Et sans doute d’un « portrait » du poète en « Paul les oiseaux » ? Il faut poursuivre.

Le titre est d’autant plus singulier qu'il est accompagné en première de couverture par une bien étrange silhouette. Un être longiligne, présenté de dos, étire sa forme décharnée, bras collés le long du corps. La tête coiffée d’un oiseau. L’homme et l’oiseau regardent-ils dans la même direction ? Cela semble peu probable. Le regard de l’homme est invisible. Figé droit devant lui. L’œil rond de l’oiseau, pris dans son profil, regarde vers la gauche. Ailes repliées. Bec tendu dans le prolongement du corps. Est-ce un corbeau ? Une sterne ? Un freux ? Une mouette ? Un guillemot ? Un oiseau. Peut-être un oiseau de mer. De type alcidé. Ou alors un corvidé. Le coup de crayon est graphique, serré, minimaliste. Il se dégage de l’ensemble une impression d’« étrangeté », de presque anomalie. De désolation. Quelque chose d’un drame mental. Celui d’« un physique stratifié d’insecte ou d’idiot »*. Le dessin – un « dessin à regarder de traviole »** - est de la peintre allemande Ena Lindenbaur, les poèmes du poète Erwann Rougé. Les deux artistes, le poète et la peintre semblent attachés à la même manière. Une écriture à l’os, un graphisme constitué de traits noirs, à peine ébauchés. Qui fait de cet humain inabouti un être poignant. Inspiré du « portrait » que le poète donne de Paul : « La pointe des pieds sur le qui-vive » / « Les bras sait pas les retenir… »

Le recueil d’Erwann Rougé est une reprise d’un précédent recueil édité en 2005 aux éditions du Dé Bleu. Le titre du recueil est emprunté à Antonin Artaud : Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour. Avec en exergue « tu es sang toi aussi, les oiseaux. » Chez Artaud, « Paul les Oiseaux » fait partie du recueil L’Ombilic des Limbes (1925) et renvoie au peintre florentin Paolo Uccello. Dans ce drame en prose, le spectateur assiste à une confrontation entre le sculpteur Donatello, l’architecte Brunelleschi, le peintre Uccello et son épouse la jeune Selvaggia. On voit le peintre se débattre « au milieu d’un vaste tissu mental où il a perdu toutes les routes de son âme ». De cette matière originelle complexe, démultipliée à travers des époques différentes, de Paolo Uccello à Erwann Rougé, en passant par les Vies imaginaires de Marcel Schwob et par Paul les oiseaux d’Antonin Artaud, Erwann Rougé tire sa propre création. Mais s’il en garde l’esprit, volatil, éphémère, il resserre le propos à l’extrême :
« les mots sont des vertèbres
des chairs des os »

Á partir de son personnage et à travers lui, le poète interroge l’écriture poétique. Origines et limites :

« D’où vient que ça prend langue
au bord de pas dire jusqu’où »


D’Antonin Artaud, il garde quelques expressions : « la place d’amour / sa détresse aussi ». Ou encore, plus explicite, « la petite oreille du ventre » (écho inversé de « L’Ombilic des limbes »). Mais aussi le combat contradictoire entre la cruauté et la charogne, les excréments et la beauté. Ainsi que cette « insoutenable légèreté de l’être » chère à Milan Kundera qui met sans cesse en balancement l’esprit et le corps. Leur incompatibilité. Légèreté et pesanteur.

« La beauté balance mal »

« De toute façon
corbeau blanchit l’os »


Le poème d’Erwann Rougé se déroule en trois temps, trois tableaux. Le plus développé est le premier temps. Celui du portrait de Paul en aliéné. Par touches sensibles, le poète fait évoluer Paul dans le monde intérieur qui est le sien. Celui d’un psychotique pris dans son décor familier d’oiseaux, de ronces, de sel, de vent, de mer et de dunes.

« En rond
tourne sans cesse en rond

Ne sait pas le corps si grand
se balance se balance mal… »

ou encore :

« Se tient là d’arrière en avant
la lèvre déborde et bave
les mains ne se touchent pas. » (18)


Empêtré dans d’incompréhensibles contradictions, Paul est voué à la solitude :

« Peux pas rester seul
Peux pas avec les autres »

Le second tableau, plus bref est celui de la mort de Paul.

« Alors on prépare l’oubli on laisse venir
on n’oublie pas au fond on ne l’oublie pas »

Le dernier, cinq pages à peine, est un adieu poétique à Paul. Paul qui porte « quelque chose de nous ». Et de la poésie.


Du portrait que le poète fait de « Paul les oiseaux », le lecteur retient qu’il est un grand enfant au corps mal maitrisé, aux gestes imprévisibles, aux « doigts à contresens. »

« Il est un dedans
le corps dedans sans dehors » (21)

Il rit à contretemps, se berce dans la répétition des gestes qui sont les siens – collectes, petits rituels, frottements érotiques, répétition des mots et des formes. Il vit dans l’inadéquation du langage et des choses – « Il n’y a pas de mot pour chaque chose » - mais aussi dans l’adéquation de son être avec la nature, avec le vent. Avec les oiseaux. Peut-être la seule qu’il connaisse vraiment :

« Paul prend tout entière l’aile
en lui l’aile toute entière » (16)

ou encore, Paul artisan de son univers :

« Paul ramasse des plumes
les cherche tout entières

fait des boules
comme un fruit sur le rebord du mur

avec des feuilles des os
refait l’intérieur d’oiseau

les enduit de boue appuyée de blanc
pareille à la rondeur
Petit tas d’os de salive et de plumes » (28)

Ce à quoi Paul aspire - ce qu’il recherche jusqu’au vertige - c’est à la douceur. Et à la chaleur qui l’accompagne. La douceur du ventre, la chaleur des plumes et de la peau.
Le poète, lui, semble en parfaite adéquation avec Paul. Reprend et mime ses hésitations. Á partir de verbes simples : regarde/ pique/ serre/ crie… Il s’adapte à Paul à travers le langage qui est le sien. Agrammatical et répétitif. Mais un répétitif construit et très varié. Parfois immédiat, comme dans ces quatre vers:


« Fallait pas le battement
du sable et des abeilles

Fallait pas ce qui se torture
entre l’oreille et Paul »

Parfois différé, par association d’idées ou de sons, comme dans les suivants :

« La main à plat touche terre
et les mots montent dedans

les mots tiges avec la dune
et l’usure du vent

ses doigts arrachent
la brindille serrée entre les dents »

Ainsi le poète nous berce-t-il nous aussi, pris que nous sommes dans la proximité des syllabes, des allitérations et des assonances, des mots et des rimes ; dans le balancement lent des rythmes. Pourtant, derrière l’apparente douceur, se cache la cruauté et la laideur. Odeurs fétides, pourrissement, excréments, sang, énucléations, images de charognes et de mort :

« Ne pas lâcher gratter l’os
creuser les yeux tirer les dents

Nettoyer chaque trou
des vertèbres du cou… »

Car ce que désire Paul, c’est revenir en amont du point de départ de l’existence « au commencement / "où nul retour possible" ».

Bien en amont de l'exécrée copulation père-mère.

En attendant ce retour improbable, Paul se coule au plus près des oiseaux, mémorisant leur être. C’est par eux qu’il existe - « avec les yeux-oiseaux » ; avec leurs histoires :

« Le merle tisse
l’histoire des petites choses

Être prend la main de Paul »

Avec la mort de Paul, se glisse un « on » qui s’affaire autour du défunt, discrètement, comme en sourdine. Qui exécute des gestes, peut-être pour leur trouver un sens ; ou pour se rapprocher de ses manières ; pour mieux en comprendre la teneur. Mais Paul échappe à la compréhension ordinaire des choses ; à leur appropriation. Aspirant à la légèreté de l’oiseau, il se heurte à sa propre pesanteur qui l’empêche de voler. Il est du côté de la paradoxale et inaccessible « insoutenable légèreté de l’être ». Du côté du mystère de la langue qui interroge. Du côté du poète pour qui « les mots sont des vertèbres
des chairs des os ».

Et le poète-corbeau s’accroche à la beauté du poème, au travail d’arrimage serré qu’exige la poésie pour dire peut-être quelque chose de nous, entre éphémère et infini :

« Le vent est un pauvre fou
qui …
tisse l’épissure peut-être poème
enlacement proie contre proie… »

           * Antonin Artaud, Paul les oiseaux ou La Place de l'amour in L'ombilic des Limbes, Poésie  / Gallimard, Préface d'Alain Jouffroy, 1968, p.57

La machine de l'être

         

** Dessin d'Antonin Artaud également intitulé La machine de l'être, 1946. In Artaud, Dessins et portraits, Paule Thévenin / Jacques Derrida, Gallimard 1986.

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ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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 Voir aussi  → Erwann Rougé sur Terres de femmes 


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