ACTE II
Damas, la maison de Naaman.
Scène première
LEA
Hélas ! Mon pauvre corps ! Mes jambes et mon dos !
Pour te servir, Seigneur, quel terrible fardeau !
Pour ma fidélité indignement battue,
Et j’aurais moins souffert si ma voix s’était tue.
Comment as-tu permis, ô Seigneur éternel
Que je souffre des hommes le jugement cruel,
Que du cuir je subisse la terrible morsure
Et que ma peau fragile en porte la blessure ?
Pourquoi Seigneur ? Pourquoi ? J’ai combattu pour toi.
Tu m’as laissée vaincue, Seigneur, dis-moi pourquoi ?
Aurai-je dû aussi comme ce peuple impie
Craindre l’idole infâme et trembler pour ma vie ?
O mon Dieu ! J’ai trop mal ! Et ce dos enflammé…
Piètre remerciement pour t’avoir tant aimé !
Le couteau de ce prêtre eut été moins pénible.
Jamais je n’aurais dû braver ce dieu terrible.
Mais la douleur m’égare, pardonne-moi Seigneur,
Car la foi m’abandonne en ce jour de malheur.
Mais quel est cet air chaud qui traverse mon âme ?
Soulagement du cœur ! Rafraîchissante flamme !
Je sens comme une main sur mon dos crevassé,
Contact réparateur, et mon mal a cessé.
Les marques du fouet labourant ma peau frêle
S’effacent à mes yeux. Majesté immortelle !
Dieu du père Abraham ! Pardon d’avoir douté
Et de n’avoir pas cru à ta fidélité.
Au sein de la détresse, dans la tourmente même,
Tu me montres, grand Dieu, jusqu’à quel point tu m’aimes.
Ainsi, par ton amour, enrichie par tes dons,
Moi, la petite esclave, j’ai terrassé Rimmon.
A l’odieux Nazar aussi je le proclame :
Je ne crains son fouet, je ne crains pas sa lame.
Les sentences du prêtre, les menaces du roi
Jamais plus ne pourront me détourner de toi.
Naaman que je sers avec force et courage
N’a craint de provoquer du pontife la rage.
Son épouse fidèle, la douce Farika
Intercéda aussi pour défendre mon cas.
Sois donc remercié pour des maîtres si tendres.
O puissent tous les deux ta douce voix entendre,
Car je les aime, ô Dieu, bien qu’ils soient ennemis
D’Israël et qu’ils soient aux idoles soumis,
Bien qu’ils aient assombri ma tendre adolescence,
Je te prie de verser sur eux ta bienveillance.
Mon cœur s’ennuie souvent, Seigneur, tu le sais Bien,
Des rues de Samarie. Je me languis des miens.
Permettras-tu un jour que je revoie ma ville ?
Me libéreras-tu de cette vie servile,
Que je retrouve enfin le pays d’Israël ?
J’ai soif de ma patrie, je t’implore, Eternel.
Reconduis-moi chez moi, vers la terre promise,
Mène vers Canaan ta servante soumise.
Mais, dissimulons-nous, j’aperçois Salia
Flanquée de son amie la sotte Malia,
Filles écervelées, courtisanes frivoles,
Elles vont à nouveau m’humilier.
Scène II
LEA – SALIA – MALIA
SALIA
Je vole,
Et de mes ailes je m’élance des cieux
Pour me précipiter à cette heure en ce lieu.
Ici, chez Naaman, démarche audacieuse,
Nous courons toutes deux, fidèles, envieuses.
D’approcher Naaman nous avons le devoir
Et dans son salon même, nous pourrons tout savoir.
LEA
Que font-elles ici ? Quelle est donc cette ruse ?
Que dira Farika en trouvant ces intruses ?
SALIA
En observant ici nous aurons la faveur
D’entendre ou d’infirmer la rampante rumeur.
MALIA
Oh ! Partons, Salia, je crois qu’on nous épie ;
Je sens sur moi les yeux de l’intime ennemie
Farika.
SALIA
De ce lieu elle nous chassera.
MALIA
Sachons nous esquiver quand elle passera.
SALIA
Ce n’est pas Farika qui met mon cœur en peine,
Que m’importe après tout sa tendresse ou sa haine ?
On dit de Naaman qu’il est déjà perdu :
La malédiction qui sur lui a fondu
Le jette dans la honte et son mal est terrible,
La lèpre, ce fléau, a fait de lui sa cible.
Non, bientôt de sa gloire il ne restera rien.
Comme l’a dit Nazar, il fuira loin des siens.
La haine de Rimmon n’accorde nulle trêve.
MALIA
O puisse son déclin n’être qu’un mauvais rêve !
Je l’aime, Salia, lépreux, même banni,
Je resterai fidèle à ce héros terni.
SALIA
Malia, ton héros bientôt va disparaître
Et nous devrons demain choisir un nouveau maître.
Oublie-le maintenant et prépare ton cœur
A aimer le suivant avec la même ardeur.
MALIA
Je l’aimerai toujours.
SALIA
Partage alors sa honte.
Déjà je suis acquise à l’étoile qui monte.
MALIA
Laissons là ce discours. Vraiment tu me déçois.
SALIA
Sais-tu ce qu’on raconte à la table du roi ?
MALIA
Dis-moi !
SALIA
Au temple, hier, par une main profane,
De farine de blé la poudre diaphane
Fut répandue autour de l’autel.
MALIA
Et alors ?
SALIA
Nazar serait venu reprendre le trésor,
Laissant de ses souliers les marques peu discrètes.
D’autres les ayant vues, sa disgrâce était faite.
On parle de mensonge, voire de trahison
Et déjà la rumeur s’étend dans la maison.
On dit qu’embarrassé, pour étouffer l’affaire
Le grand-prêtre lui-même passa la serpillière.
MALIA
Quelle incroyable histoire ! Qui aurait fait cela ?
SALIA
Qui donc aurait osé ? Ne le demande pas !
On soupçonne la juive, oui, Léa, cette peste
Qui pour braver Rimmon, d’ailleurs, n’est pas en reste.
Elle gît à présent sur un lit de douleur,
Le fouet l’a punie, ce fut pour son malheur,
De nombreux jours encore durera sa souffrance,
Tout son corps est en feu. Pour son outrecuidance.
Elle endure un supplice, elle l’a mérité
Et ce fut un plaisir de l’entendre crier.
LEA
Merci, ma chère amie !
MALIA
J’entends parler.
SALIA
La juive !
MALIA
Quoi ? Déjà rétablie ? Comme elle est forte et vive !
SALIA
Tu nous épies, esclave ! Apparais ! Montre-toi !
Les coups de ce matin n’ont pas suffi, ma foi !
Toi, la juive effrontée, méchante comme teigne.
Veux-tu que de ma main à mon tour je t’enseigne ?
LEA
Je n’en ai pas besoin.
MALIA
Elle a tout entendu ;
De nos discussions elle n’a rien perdu.
SALIA
Réponds-nous ! Que sais-tu sur le mal de ton maître ?
LEA
S’il en est accablé, il ne fait rien paraître.
SALIA
Je crois ce qu’on me dit : C’est un homme achevé.
On en parle à la cour : son malheur est prouvé.
LEA
Il paraît qu’on m’a dit ! je me suis laissé dire !
Avec des « on m’a dit » je dois craindre le pire.
Puisque vous aimez tant les rumeurs de la cour,
Je pourrais vous donner un conseil en ce jour :
Vérités et mensonges tombant dans vos oreilles,
Sur un frais papyrus écrivez ces merveilles.
Tous les ragots de cour sur la reine et le roi,
Sordides racontars auxquels vous prêtez foi,
Écrivez tout cela en lettres majuscules,
Et revendez vos œuvres à la foule crédule,
Vous verrez que sous peu, pour vos dignes talents,
On vous rétribuera d’un ou deux bons talents.
MALIA
Mais c’est intolérable !
SALIA
Cette esclave persifle.
Nous sommes deux princesses. Écoute, tête à gifles :
Vois ton état servile, considère nos rangs,
Tu devrais te traîner à nos pieds maintenant.
LEA
Certes, je suis esclave et n’ai qu’une maîtresse ;
De servir Farika le devoir seul me presse.
Je ne suis pas à vous et n’ai à revoir
De vous nulle leçon, faites-le bien savoir.
SALIA
Toujours à nous moquer, vraiment elle m’agace,
Maudit échantillon de sa maudite race.
LEA
Reste calme, Léa !
MALIA
Réponds juste une fois :
Le gros sac de farine, c’était toi ?
LEA
C’était moi.
SALIA
Toi seule, pauvre esclave, met le trouble en la ville !
Ne veux-tu pas causer une guerre civile ?
Naaman, par ta faute, est certain de mourir.
LEA
Par ma faute !
SALIA
Par la tienne ! « Je ne saurais servir
Une idole de pierre. » Par ta sotte conduite,
Détournant sa fureur de ta tête maudite,
Tu la laisses tomber sur l’homme tant aimé.
LEA
En aucune manière…
SALIA
Tais-toi ! Tu dois payer.
Tremble, et de Salia redoute la colère,
Subis notre vengeance, esclave, et considère
Que ton rang te limite à encaisser les coups.
Dans notre lieu secret descends donc avec nous ;
Nos façons de penser nous te feront connaître.
LEA
Je ne crains pas vos dieux, je ne crains pas vos maîtres,
De vous aurais-je peur ?
MALIA
Viendras-tu ?
LEA
Je vous suis.
Scène III
FARIKA
Par tous mes dieux ! quel triste jour et quel ennui !
J’ai vécu avec lui un amour sans ombrage,
Nous avons eu l’espoir et la paix en partage
Mais je vois transformée la vie de mon Seigneur,
Mon époux Naaman, héros toujours vainqueur
S’égare loin de moi, il a le regard terne.
Quel triste sentiment aujourd’hui le gouverne ?
Depuis ce jour funeste où l’ignoble prélat,
Prophète de malheur, annonça son trépas,
Naaman est vaincu, sa force est terrassée,
Laissant à l’agonie son épouse harassée.
Scène IV
FARIKA – LEA
LEA
Que voilà un marché rapidement conclu !
FARIKA (à part)
Voici venir Léa, fille du peuple élu.
(à Léa)
Tu portes sur tes lèvres une humeur satisfaite.
LEA
Je reviens à l’instant d’une amusante fête.
Tes deux jeunes rivales, en un obscur cellier,
D’un même accord m’avaient menée pour me briser.
Inefficacement leurs poings frappaient le vide ;
J’esquivais tous leurs coups, j’étais bien plus rapide.
Enfin, leur saisissant le buste entre mes mains,
Telles de sombres cloches ébréchées dans l’airain,
Je les fis percuter, accord sans harmonie ;
Sans élégance aucune, leur belle compagnie
Telle deux sacs de grain croula sur le pavé.
Maudite race juive s’est bien laissée trouver.
FARIKA
Léa, je te serai cent fois reconnaissante
De m’avoir corrigé ces garces insolentes.
De ton joyeux combat me livrant le récit,
Tu as calmé mon cœur et l’as fort diverti,
Et de la pauvre épouse éclairé la tristesse.
LEA
Pourtant votre visage exprime la détresse.
FARIKA
Ô Léa ! qui pourra soulager mon émoi ?
LEA
Maîtresse, j’aimerais, de votre désarroi
Porter quelque remède. D’où vous vient cette peine ?
FARIKA
Naaman, notre maître, ô douleur souveraine,
Depuis que de Nazar l’oracle fut rendu,
Que les rumeurs de cour le déclarent perdu,
Naaman montre à tous une face chagrine,
Il tremble pour sa vie, redoute sa ruine,
Il ne me parle plus, me traite sans égard
Et ne m’accorde plus la grâce d’un regard.
Se peut-il que Rimmon, dieu si juste, si sage
Ait contre Naaman inspiré ce message ?
Qu’animé contre lui de tant d’aversion
Lui-même ait proclamé sa condamnation ?
Que pourrais-je à ce dieu aux humeurs si cruelles
Offrir pour qu’à l’instant son pardon se révèle ?
Est-il assez de larmes,est-il assez d’encens ?
Donnerai-je ma vie ? Verserai-je mon sang ?
LEA
Oui, j’ai compassion de votre âme éplorée.
Que j’ai peine à vous voir ainsi désemparée !
Ô ma douce maîtresse, essuyez donc vos yeux,
Retrouvez, Farika, votre visage heureux.
Je suis de votre peine assurément coupable,
En défiant Rimmon, – était-ce raisonnable ? –
J’ai attiré sur lui du prêtre la fureur.
De l’image taillée n’ayez aucune peur.
Jamais pierre ni bois ne pourront vous détruire.
L’idole n’a sur terre point de force ou d’empire.
Craignez plutôt le Dieu qui le monde a fondé,
Et qui l’armée des astres au ciel a présidé.
Qu’importent de Rimmon la haine et la colère.
Craignez le créateur, ayez soin de lui plaire.
Lui seul est tout puissant ; Quel mal pourrait Rimmon ?
Oui, Nazar a maudit, la haine sur le front,
Mais quel est le pouvoir de Rimmon sur la vie ?
La pierre ne peut pas donner la maladie.
Ne craignez point, Madame, ayez en l’Eternel
Entière confiance, c’est un Dieu paternel,
Sa puissance s’exerce sur toute la matière,
Il se rit de l’idole, se moque de la pierre.
Ne prêtez nulle foi aux rumeurs de la cour :
Je crois au Dieu vivant, je crois au Dieu d’amour,
Aujourd’hui Naaman, rongé d’inquiétude,
Demain témoignera devant la multitude
Qu’aucune maladie n’a ravagé son corps,
Confondant à jamais ce vieux prêtre retors.
FARIKA
Ô gentille Léa, servante précieuse !
Douce consolatrice, aimable et gracieuse !
Tu m’as fait retrouver le sourire et l’espoir.
Tu m’as ouvert les yeux, je courais dans le noir.
Ce sont paroles d’homme, menaces infondées,
Ridicules terreurs, angoisses insensées.
Allons d’un pas zélé consoler Naaman.