Hier, je me suis assise au piano et suivant la mélodie de la main droite j'ai entonné une mélodie toute simple de Vivaldi. Ma voix, plus souple que dans mon souvenir, plus veloutée, s'est élevée, tranquille. Fébrile, après avoir convoqué le miracle deux fois d'affilée, j'ai cherché ce qu'après un an de silence, je pourrais chanter d'autre. J'ai pensé au dernier air que j'avais travaillé, le "Morro, ma prima in grazia" du Bal Masqué de Verdi : une femme, sur le point d'être assassinée par son mari qui la croit infidèle, le supplie de lui laisser une dernière fois embrasser son fils. Mais l'émission trop lourde ne convenait pas à une reprise. Je manquais de souffle dans les longues phrases.
J'ai refermé la partition et j'ai continué à chercher. J'empoignais les partitions, trop serrées sur leurs étagères, tout en rameutant mes souvenirs. Soudain l'un d'eux a émergé, comme une évidence : le duo d'Eva et Adam dans la Création de Haydn. Je l'avais chanté il y a environ quatre ans dans une église contemporaine, à Pantin, avec un baryton et un ensemble vocal composé de chanteurs du Conservatoire : l'instant, fugitif, était gravé dans ma mémoire comme un des plus heureux de mon expérience de chanteuse. La traduction des paroles, la musique céleste, d'un classicisme sublime m'avait bouleversée :
Die Welt, - Le monde,
so gross, - si grand
so wunderbar - si merveilleux
ist deiner Hande Werk - est l'œuvre de tes mains.
Voilà ce que j'ai choisi de chanter en me demandant pourquoi je m'étais tue si longtemps. Pourquoi j'avais renoncé à ce bonheur que j'avais payé chèrement.
Et simplement, comme j'avais cessé de chanter, j'ai senti que c'en était fini de me taire.
A dix-huit heures aujourd'hui, après une après-midi d'écriture, accompagnée de mes disques de Haendel, Mozart, Bach que j'ai dégagés de leur gangue de poussière, je suis sortie. Mon pas était léger et je ne pensais qu'à la joie d'aller chercher mon fils, en même temps que B. Nous nous étions donnés rendez-vous à et quart. Je savais que la surprise de nous voir arriver en même temps chez sa nourrice, ravirait Kéké.
Dans la rue, les rideaux de fer étaient tirés. Soudain, un cri de femme, rauque m'a fait sursauter. Il était si fort qu'il m'a semblé d'abord qu'il venait d'une des boutiques fermées, à côté de moi. Je ne sais ce qui m'a poussée à m'arrêter. Peut-être le débit des hurlements qui, je l'entendais maintenant, étaient non des cris mais des phrases. Peut-être était-ce les pleurs du petit enfant qui y répondaient. J'ai cherché des regards autour de moi, paniquée. J'ai compris que la scène se déroulait au premier étage d'un immeuble. Je me suis arrêtée sous la fenêtre. Un rideau fin, remuait doucement. Une femme s'est arrêtée un instant, sur le trottoir. Quand je lui ai parlé, elle a hésité puis elle a poursuivi son chemin.
Le dialogue devenait monstrueux, l'enfant était terrifié et plus il pleurait et plus il criait et plus la femme s'énervait. Les seuls mots distincts que j'ai entendus étaient : " Je n'ai pas touché la couette ! Arrête ! Arrête !" De façon instinctive mais sans doute stupide, je me suis mise à appeler. Que se passe-t-il ? Madame ? Eh oh, criais-je en prenant ma voix de soprano. le cou tendu vers la fenêtre, les bras ballants. Les vociférations continuaient d'aller crescendo. Il n'y a pas eu une seconde de silence montrant que l'on m'avait entendue.
Le bébé n'était qu'un cri affreux. J'ai fouillé dans mon sac et j'ai constaté que je n'avais pas pris mon téléphone. Une seconde de réflexion et j'ai foncé chez moi comme une folle. Dans l'escalier , en redescendant, j'ai composé le 17. Je suis retourné me poster sous la fenêtre espérant que la personne qui me répondrait entendrait ce qui se passait. Mais la fenêtre avait été fermée et jl'on n'entendait plus rien. J'ai débité mon histoire à l'homme qui a répondu, commençant par l'adresse.
"Il y a un gardien ? a-t-il demandé.
- Euh non, il y a un digicode.
- Ah. Bon.
- Vous n'allez pas venir alors ?
- Et bien je vais prévenir le commissariat du 18ème mais s'ils ne peuvent pas rentrer, ça risque d'être classé sans suite."
J'ai sangloté jusque chez Urszula, la main devant la bouche. Je n'osais plus penser à mon fils de peur que la souffrance du bébé dont j'avais été le témoin auditif ne l'atteigne d'une quelconque façon.
Deux heures plus tard, nous venions de rentrer, lorsque de mon balcon, j'ai aperçu une voiture de police garée en face. Une femme flic sortait de l'adresse que j'avais indiquée.
"Quoi ? Ils viennent seulement maintenant ? ai-je dit."
Et puis j'ai pensé que s'ils venaient à cause de mon appel, je pourrais leur expliquer un peu plus clairement que je ne l'avais fait au téléphone, ce que j'avais entendu. Je suis descendue.
Très nerveux, ils m'ont écoutée et ils ont lâché :
"En fait, on a eu un autre appel, il y a cinq minutes. Apparemment, cinq hommes cagoulés ont pénétré tout à l'heure dans l'appartement dont vous parlez... "
Pendant une heure, j'ai vu les policiers aller d'un immeuble à l'autre dans la rue, sans doute à la recherche d'autres témoigages. D'autres voitures sont arrivées. A un moment, des policiers ont couru vers un autre immeuble. Ils sont revenus longtemps après, au pas. L'un d'eux tenait une lampe de poche à la main. Deux étaient en civil avec des brassards oranges. Puis, ils sont restés à scruter la fenêtre avant de monter dans leurs voitures.
Die Welt, so gross, so wunderbar, ist deiner Hände Werk !