[Le premier épisode était là.]
Adèle l’ignorait, mais elle était mon premier amour. Avant de la rencontrer j’avais griffonné quelques poèmes, serré contre mon torse glabre des filles indistinctes. Une fois, même, j’avais, dans ma paume, bercé un téton parme une après-midi entière, sans parvenir pour autant, à m’attacher l’affection de sa propriétaire. Depuis la naissance d’Oscar, Adèle ne veut plus que je caresse ses seins : « Ils sont douloureux, me dit-elle, ennuyée. »
Une fois elle m'a carrément expliqué que ce dont elle rêvait c’est que plus personne ne la touche, jamais. Bien sûr, elle comme moi savons que c’est impossible : Oscar tête encore et Dorian ne s’endort qu’en la serrant dans ses bras. Lorsqu’elle me rejoint dans le salon, elle s’assied sur une chaise et elle pleure. Je baisse alors le son de la télévision et je vais lui préparer une tisane. Puis, j’amène une chaise à côté de la sienne et je la regarde tandis qu’elle souffle sur le serpentin de vapeur. Je sursaute avant elle lorsqu’elle trempe trop tôt ses lèvres dans le breuvage bouillant.
Il arrive qu’elle s’agace :
« N’étais-tu pas entrain de regarder un film ? chuchotait-elle hargneusement . »
Mais la plupart du temps, elle tolérait ma présence, tant que je ne la touchais pas et, ensemble, nous regardions diminuer le niveau d’eau, dans sa tasse, les visages balayés par des éclairs cathodiques.
J’avais pris cette réservation à la montagne contre son avis. J’espérais qu’un changement d’air romprait le cercle vicieux du quotidien dans lequel notre relation s’enlisait. Nous n’avions pas vraiment les moyens de nous offrir des vacances – et c’était là l’argument principal de ma femme pour refuser – mais ce que je voulais, par-dessus tout, c’est qu’elle se sente mieux. J’avais même laissé, dans un tiroir de mon bureau, le numéro de la stagiaire qui m’avait fait des avances auxquelles je pensais sans arrêt, malgré moi. A vrai dire, je n’avais aucune envie d’être infidèle. Depuis que j’étais homme, le moindre centimètre carré de peau de ma femme m’attirait douloureusement. Adèle, insatiable avant la naissance de Dorian, avait l’habitude de m’inviter à lui faire l’amour avec les mots les plus crus. Juste avant de jouir, elle laissait filer, entre ses dents qui claquaient, une longue mélopée, tandis que l’orgasme la rendait silencieuse.
C’est cela que je voulais retrouver dans ce studio dans le Vercors et je me sentais presque désespéré en y songeant.
Les premiers jours furent calmes. Malgré un été ensoleillé, nous étions quasiment les seuls locataires de toute la résidence. Les enfants, saoulés par l’altitude, les journées à la piscine et les longues marches étaient remarquablement sages. Pour qu’Adèle puisse préparer le repas tranquillement, j’allais jouer au ballon avec Dorian, tandis qu’Oscar gigotait dans son petit sac contre ma poitrine. Vers dix-neuf heures, elle nous appelait du balcon et nous montions sans nous presser.
D’autres fois, c’est Dorian qui voulait rentrer et je le portais sur mes épaules, épuisé, bavard, dodelinant de la tête. Nous entrions sans frapper et parfois nous surprenions Adèle assise sur une chaise devant la télévision, un légume à moitié épluché entre les mains. Le visage qu’elle offrait à nos regards, nous ne le connaissions pas et Dorian choisissait souvent ce moment, pour, perplexe, pleurnicher. Adèle se levait sans un mot, souriait, crispée ,et éteignait la télévision. Mais au cours du dîner, elle se détendait, de nouveau. Elle inventait des histoires pour les enfants, donnait la becquée à Dorian, éclatait de rire à mes plaisanteries. Une fois les enfants couchés, elle s’allongeait sur le canapé, à côté de moi et me donnait la main. Je lui caressais les cheveux tendrement. Nous lisions les mêmes romans, dormions dans les bras l’un de l’autre alors qu’Adèle refusait encore de faire l’amour.
C’est ainsi qu’à quatre heures du matin, la sixième nuit, nous avons été réveillés par des cris rauques.
Photo : Ena and the Swan