Depuis une semaine, ma paupière gauche aime dribbler avec mon orbite. Je suis en cours, je parle à un élève, et soudain elle rebondit éperdument ; obligée d'arrêter ce que je faisais, je pose les doigts sur mon œil, j'appuie à peine. Dans le meilleur des cas, elle cesse alors de vibrer jusqu'à la prochaine fois. Mais parfois, la gêne devient douleur. J'ai la nausée, ma vision se trouble, parcourue d'éclairs, et la migraine envahit tout, lancinante, insupportable.
Bien sûr, comme cela dure depuis plusieurs jours, je m'inquiète. A la pharmacie, hier, on m'a demandé si j'étais fatiguée. J'ai pensé à la course des dernières semaines et j'ai soupiré : "Oui, je crois. Un peu." Elle s'est montrée rassurante : "ce doit être dû à un manque de vitamines et surtout de magnésium". Je suis repartie avec des boîtes remplies de gélules que j'avale religieusement, aux heures dites.
Dès que j'ai une minute, je m'interroge sur ma vie, je réfléchis à ce que je mange, à ce qui a changé depuis la rentrée pour que mon corps décide de m'envoyer de tels signaux d'alarme, à ce qu'il faudrait modifier pour me sentir mieux. Je travaille dans une salle, en sous sol, mal aérée, c'est peut-être ça. Je téléphone peut-être trop, d'ailleurs j'ai mal, souvent, du côté où j'appuie l'appareil. Tous les soirs je suis devant l'ordinateur, parfois dans la journée aussi, je lis, j'écris, je dialogue par chat. J'ai l'impression, par moment, que mon cerveau est en ébullition : je dresse des listes, trace des plans, les idées d'écriture s'accumulent, je compte chaque seconde, je cours après le temps, je réclame de la liberté, je rêve de solitude et de silence.
Pour le métro, j'élabore de véritables programmes : envoyer un message à tel élève pour déplacer son cours ; étudier un recueil de lieder pour trouver un morceau que tel autre puisse chanter ; réfléchir au programme du concert que je dois donner fin novembre ; noter l'idée de billet que j'ai eu ce matin, au réveil ; lire. Petit à petit les pages du Journal de la création défilent. Descendue du wagon je grappille quelques pages, encore, sur le quai. On me bouscule, j'avance lentement, à l'aveugle vers les portes de verres de la sortie. Stupéfaite, je lis ces lignes :
" Le 14 mars 1986"Le 11 aout 1845
Comment garder la vie une fois revenue à la santé ? Voilà la question paradoxale. Comment ne pas vouloir rester malade à tout jamais, pour qu'on (=je) n'attende rien de moi ? Chaque jour un peu plus, il me semble que cette maladie éclaircit les choses, qu'elle est plus claire et clarifiante que la santé. Dans mon état "normal", je marche souvent dans l'ombre de la vallée de la Mort ; depuis que je suis malade, tous les nuages de doutes et de destruction se sont dissipés et je suis dans la vie, dans tout ce que la vie a de bon et de généreux et d'évident."
Un peu plus loindans le livre, Nancy Huston cite un passage d'une lettre de Elisabeth Barrett à Robert Browning
J'avais autrefois un médecin qui croyait avoir tout fait, simplement parce qu'il avait fait sortir l'encrier de la chambre. "Voilà, dit-il, demain votre pouls sera de tant." Il considérait, gravement, que la poésie était une sorte de maladie - une sorte de champignon au cerveau - et que pour les femmes c'était une maladie mortelle, incompatible avec la bonne santé, même dans les meilleures circonstances [...]. Comme ces médecins confondent physique et métaphysique !"