Magazine Nouvelles

Tic-tac

Publié le 31 octobre 2008 par Zoridae
Pendant des jours, j'ai erré dans le brouillard. Ma paupière, pourtant, ne sautait plus, j'avais refermé le livre de Nancy Huston et je courais d'un endroit à l'autre pour dispenser des cours dans l'une ou l'autre des écoles où je travaille. Je croisais des gens et je ne ressentais rien qu'un étonnement distrait. Une vague nausée parfois. Je répétais certaines pensées en boucle avec l'espoir hésitant de me raccrocher à quelques branches.
Ainsi, j'ai enregistré ce visage noir, croisé dans la nuit, que des lunettes de soleil rendaient presque invisible. J'ai gravé un père penché amoureusement au-dessus du landau de sa fille. Une fille, empaquetée serrée dans sa minijupe avait une démarche de robot. Amandine est née le 16 octobre et elle est magnifique. Dans le métro, un homme, heureux, appelait tout son répertoire afin d'annoncer qu'il allait l'après-midi même à la préfecture, chercher sa carte d'identité française ; il a fini par manquer son arrêt.
Quand la douleur me laissait tranquille je touchais la vie du bout des doigts. Je rechignais à m'engager. Les épaules légèrement haussées, la nuque raide, prête à parer son retour en traître, je parlais à voix basse, allongée des heures à jouer aux petites voitures avec mon fils. Le soir, je tirais les rideaux, refusant de regarder comme d'habitude, les silhouettes hagardes dans la rue, les ombres chinoises des habitants d'en face, l'écran de mon ordinateur.
Il ne m'a pas été facile de choisir que lire avant de m'endormir. Les vingt premières pages de René Girard m'ont tellement enthousiasmée que j'ai passé une partie de l'heure suivante allongée dans ma salle de cours, les pieds sur un ampli, à regarder les murs valdinguer près de mon visage. La migraine se disputait mes tempes, grignotait mes orbites, mâchait mon front. Enfin, je me suis relevée et, effondrée sur le piano, parée d'un masque impassible, j'ai joué une vocalise pour Cinna.
Sol fa mi ré do sol do, les notes ont tinté faiblement dans mon crâne hurlant. Cinna a planté sa voix entre mes yeux. Sa langue a parcouru mon échine. Ses dents claquaient, ses gestes, sous le néon, grinçaient. Les paupières soulevées jusqu'aux cheveux, je la regardais et je marmonnais des choses au hasard, incapable de savoir ce qu'il fallait dire, incapable de distinguer la musique au milieu de la cacophonie. L'aiguille de l'horloge en plastique vrillait, de ses tics-tacs, le peu de conscience qu'il me restait.
Alors, j'ai choisi, sur ma table de chevet, le plus petit roman qui s'y cachait. Dissimulé par une pile de Dostoïevski, des essais de Nancy Huston qu'à la suite du Journal de la Création, j'avais envie de relire, il y avait La soif d'Andrei Guelassimov acheté sur une impulsion. Il m'a suffit de quelques lignes pour savoir que c'est ce roman et aucun autre qu'il me fallait.
C'est l'histoire d'un homme à qui il manque une partie du visage. Imbibé de vodka, il évolue dans un monde qu'il regarde comme s'il le découvrait...

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines