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Des mots(3)

Publié le 15 novembre 2008 par Zoridae
Un jour, je l'ai vu traverser la cour et j'ai décidé de l'aimer. C'était un Terminale A3, option arts plastiques qui s'appelait Philippe, portait un anneau à chaque oreille, un Perfecto et des jeans dont les déchirures laissaient entrevoir les cuisses velues. Brun, les joues percées de fossettes, il posait parfois sur moi, sans y penser, un regard morne que je trouvais poignant. De ses grands cartons à dessins s'échappaient des liasses couvertes de peinture noire et blanche. Il arrivait qu'il porte une guitare à l'épaule. Il savait exhaler des ronds de fumée parfaits et il était un des seuls garçons du lycée à embrasser ses amis au lieu de leur serrer la main.
J'arrivais en cours en retard car, comme son ombre, j'avais pris l'habitude de l'accompagner partout. J'attendais que la porte de sa classe soit refermée pour gravir rêveusement les escaliers qui menaient à la mienne, la pointe des pieds trainante.
La première fois que j'ai écrit sur Philippe c'était dans le cahier adressé à mon père depuis son enterrement. J'espère que tu ne seras pas jaloux que je pense à un autre que toi, je suis jeune et j'ai envie de vivre, avouais-je. En classe, je gravais le prénom de mon bien-aimé sur le bureau, j'égrenais des acrostiches et brodais des alexandrins que je ne lui donnerais jamais. Elsa, ma copine, se réjouit que je sorte enfin de mon humeur morbide ; en réalité, la proximité de la mort nourrissait mon désir, mon deuil s'épanouissait dans cet amour et ils se transfiguraient sans cesse l'un l'autre.
Les jours où l'espoir d'être aimée en retour s'estompait, je sombrais dans le désespoir, convoquant les images d'un bonheur passé perdu à jamais. Mais, lorsque Philippe, pendant la récréation, m'avait souri, j'entendais presque mon père murmurer que, parfois, la vie était trop courte et qu'il fallait se dépêcher d'en profiter. Furieusement, je reprenais ma plume pour avouer à Philippe qu'il avait été désigné me rendre heureuse.
En cours de sport, un jour, Nathalie, une brune à lunettes que je connaissais à peine, échappa à la vigilance de Delphine, son amie, pour me parler. Moi aussi j'aime un garçon d'une autre classe... Tu lui as parlé au tien ? me demanda-t-elle, l'air excessivement grave. Comme Delphine s'approchait, les sourcils froncés, Nathalie proposa que nous nous écrivions. Je hochai la tête et soufflai précipitamment qu'elle n'avait qu'à commencer. Le lendemain elle me remettait quelques feuilles quadrillées pliées en quatre que je déchiffrai pendant le cours de géographie. Je lui répondis le jour suivant.
Ainsi commença une des plus intenses périodes de ma vie. Pendant la journée nous vaquions à nos occupations en compagnie de nos copines attitrées et le soir, nous nous attachions à décrire les tourments de nos jeunes existences, nos espoirs pour l'avenir qui semblait infini et ces deux garçons que nous adorions en secret. Nous avions chacune nos manies. D'abord il me fallait du papier recyclé à petits carreaux et un stylo à plume large. Je notais la date à la façon d'Anne Franck dans son journal et terminais du même "A toi" passionné.
Nathalie avait une calligraphie très ronde. Elle demeurait plus mystérieuse que moi et dans mes lettres, je la couvrais de questions tant j'étais avide de la connaître, de la comprendre. Elle aimait un garçon petit et blond au visage d'elfe qui s'appelait Samuel et qui la fixait aussi, chaque fois qu'il le pouvait. Comme nous nous soutenions l'une l'autre, j'avais pris l'habitude de définir l'intensité des regards échangés, la couleur des joues, la vitesse du rabattement de la mèche de Samuel, dans ces moments-là. S'ensuivait souvent un marchandage descriptif, par petits mots glissés en classe :
"Tu exagères, disait mon amie, il a à peine croisé mon regard hier.
- Mais si, rappelles-toi, lorsqu'il s'est retourné pour tenir la porte à son copain !
- Je ne suis pas sûre qu'il m'ait regardée à ce moment là...
- Tu rigoles, il a rougi d'ailleurs !"
Après quelques semaines de ces échanges légers, je racontai à ma nouvelle amie la mort de mon père, mes larmes trempèrent le papier, l'encre de mon stylo dégouta, nimbant d'auréoles vaseuses la description de mon chagrin. Nathalie m'écrivit ensuite que ces traces avaient décuplé les sanglots que mes mots avaient fait naître. Dès lors, je ne pleurai plus sans veiller à ce que mes larmes tombent sur du papier à lettres...

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