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Le jugement de Desdémone

Publié le 06 décembre 2008 par Zoridae
J'ai toute de suite pensé qu'elle avait de l'allure. Brune, grande et fine, le port de tête altier, elle frémissait des narines comme un pur-sang, battant la mesure de ses paroles péremptoires d'un claquement de mocassins. Contrairement à la plupart de mes élèves, elle s'était donnée un objectif précis : chanter pour le mariage de sa fille dans six mois. Pour cela, elle avait dans ses bagages, des années de piano et la flemme de s'y remettre.
"Tandis que chanter, tout le monde peut le faire, m'apprit-elle.
- Hum, et bien... dis-je, oui ! En quelque sorte.
- Enfin vous allez me dire, n'est-ce pas, s'il est possible ou non que je réalise mon projet ? Mais je crois, ajouta-t-elle en riant, que je ne ferai pas honte à l'orchestre qui m'accompagnera !"
J'ai ri avec elle de bon cœur car, après tout l'ambition ne me déplait pas.
Une semaine plus tard, Desdémone est arrivée, impatiente, pour son premier cours. Arc-boutée dans un tailleur beige au tomber évident, elle a attendu, les mains serrées l'une contre l'autre dans une pose doctorale, que les petites filles qui chantaient avant elle, quittent enfin la salle. Il me semblait que d'un moment à l'autre, une conférence allait commencer et j'ai réprimé un bâillement à cette perspective.
"Seigneur, s'est-elle écriée ensuite, je suis véritablement soulagée de voir qu'il s'agit d'enfants. Parce que, de l'autre côté de la porte, j'étais horrifiée par tant de laideur ! Elles chantaient faux à un point !
J'ai ri avec elle de bon cœur, car, parfois, la méchanceté ne me déplait pas.
- Amalia a un mois de chant, ai-je répondu. Elle ne s'en tire pas si mal. Sa sœur a six ans à peine. Le manque de justesse bien souvent, vous savez, ce n'est qu'un...
- Oui, oui, je sais ce que vous allez me dire, m'a coupée Desdémone. Et je vous crois mais quand même, je n'aimerais pas chanter comme cela. Enfin vous me le direz, n'est-ce pas, si je chante comme cela ? Il ne me semble pas - j'ai toujours chanté juste, on me l'a souvent dit - mais on ne sait jamais..."
Alors que, soucieuse de garder mon calme, je rangeais les partitions et disques du cours précédent, Desdémone a continué de parler :
"Alors, maintenant, vous allez me dire, dites-moi : où je me mets, qu'est-ce qu'on fait ? Je ne sais pas, moi, je suis là pour apprendre. Alors je me me mets là, c'est ça ? Au milieu ? On chante tout de suite ou bien...
- Desdémone, comme je vous l'ai dit lors du cours d'essai, nous allons faire, avant tout, quelques exercices de relaxation et de respiration.
- Oh bien, comme vous voulez ! C'est vous qui me dites, oui, c'est cela... Alors je fais comme vous. On s'étire ? Ah oui d'accord et on souffle en se pliant en deux. Ce n'est pas très naturel, dites-moi. Enfin c'est vous qui savez. Et c'est vraiment nécessaire de faire tout cela ?
- Oui, Desdémone. Car nous chantons avec tout notre corps.
- Comme c'est amusant, rit-elle. Alors donc, il faut vraiment faire des rotations de la cheville pour chanter ? Si vous le dites je vous crois, n'est ce pas ? C'est vous le professeur après tout. Et puis j'aime la gymnastique oui ! J'adore la gymnastique, c'est drôle non ? Ça tombe bien !"
J'ai ri avec elle de bon cœur car, après tout l'humour ne me déplait pas.
Finalement, la faire chanter a eu comme avantage immédiat d'interrompre la logorrhée de Desdémone mais son corps s'est mis à parler pour elle : déhanchement sec, claquement de pieds, menton tendu vers le plafond.
"Alors, m'a-t-elle demandé à la fin du morceau, je crois que nous allons devoir trouver quelque chose d'un peu plus difficile, non ? Enfin si vous me dites qu'il faut travailler celui-ci je le ferai. Bien que je n'ai pas tellement le temps, voyez-vous. Mais c'est vous le professeur, dites-moi...
J'ai ri avec elle de bon cœur, car le cours était enfin fini !


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