Scène II
GUÉHAZI (caché) – NAAMAN – LÉA
NAAMAN
J’ai vraiment plein le dos de cette excursion.
LÉA
D’abord la randonnée, puis la natation.
NAAMAN
Est-il loin ce grand fleuve où tu veux que je plonge,
Espérant y noyer la lèpre qui me ronge ?
LÉA
Il est là, devant toi, nous sommes au Jourdain.
Ne vois-tu pas son flot à portée de ta main ?
Regarde, devant toi !
NAAMAN
Quoi ? Cet étang fétide ?
J’espérais me baigner dans une eau plus limpide.
LÉA
Allons ! Qu’espérais-tu ?
NAAMAN
Le Parpar, l’Amana
Ne valent-ils enfin pas mieux que cette eau-là ?
Les fleuves de Damas, fleuves à l’eau si claire,
Pour nager, j’en suis sûr, auraient fait mon affaire.
Mais plonger là-dedans ! Regarde ces roseaux
Abritant des insectes et noircissant cette eau !
J’espérais une plage, un endroit bucolique,
Mais la vue de cette eau me donne la colique.
Il pourrait m’en entrer dans le nez. Quelle horreur !
La vase sous mes pieds, j’y pense avec terreur
Doit fourmiller de vers, de larves et cloportes.
LÉA
Mais si l’eau te guérit, Naaman, que t’importe ?
NAAMAN
Une eau si crassouilleuse ne me guérira pas.
Je crains en l’avalant de passer à trépas.
Allons ! Ne parlons plus du prophète Élisée,
De son idée stupide et bien mal avisée.
Je crois, ne t’en déplaise, qu’il s’est moqué de moi
Et de son insolence je rendrai compte au roi.
Retournons en Syrie par la plus courte voie.
Qu’à revoir le palais j’éprouverai de joie !
LÉA
Tu rentreras chez toi privé de guérison.
NAAMAN
À demeurer ici je n’ai point de raison.
À quoi bon espérer en ce dieu de chimère.
Je retourne à celui qu’avait servi ma mère.
Depuis ces jours passés, j’ai lieu de l’espérer,
La hargne de Rimmon aurait dû s’apaiser.
J’irai vers son autel chargé de repentance
Chercher la guérison. Je ferai pénitence.
LÉA
N’as-tu pas de Rimmon reçu un lourd devis :
Le sang de ta servante versé sur le parvis.
NAAMAN
Je n’envisageais pas l’affaire sous cet angle.
Mais la déception me torture et m’étrangle.
Rentrons à la maison. J’aurais bien essayé,
Rapportant le dépit et l’échec essuyé.
Je mourrai en lépreux, puisqu’il faut que je meure.
Je mourrai en lépreux chassé de ma demeure,
Et l’histoire oubliera le pauvre Naaman.
LÉA
Comme te voilà prompt au découragement !
Naaman, le vainqueur, qui sauva la Syrie
Refuse qu’à présent le salut lui sourie.
Ce salut est pour toi, veux-tu rester lépreux ?
Pour être délivré es-tu si vaniteux ?
Noie donc dans le Jourdain tes pensées orgueilleuses
Et songe à Farika, l’épouse vertueuse.
Et songe à son amour, et songe à son chagrin.
Oui, Farika pourrait en mourir, je le crains.
NAAMAN
C’est vrai, pour Farika, il faut que j’obéisse.
Mais plonger là-dedans…
LÉA
Mon Dieu ! Quel sacrifice !
Ne sais-tu pas nager ?
NAAMAN
Si.
LÉA
Alors ?
NAAMAN
Désolé !
Je ne me baigne pas dans ce flot maculé.
Je n’y entrerai pas par tout l’argent du monde
Et ne veux me souiller de cette fange immonde.
LÉA
Maître, regarde-moi, s’il te plaît, dans les yeux.
Tâche de soutenir mon regard, si tu peux.
Tu pousses-là vraiment un peu loin l’opercule
Et ton comportement est vraiment ridicule.
Élisée aurait pu de ta part exiger
D’escalader pieds nus un rocher enneigé.
Ne l’aurais-tu pas fait ?
NAAMAN
Oui.
LÉA
Il eut pu te dire :
« Si tu veux être pur, il te faudra occire
Tout seul et sans renfort quarante philistins
Sans cuirasse et sans autres armes que tes mains. »
Ne l’aurais-tu pas fait ?
NAAMAN
Bien sûr ! J’ai du courage.
LÉA
Et s’il t’avait fallu traverser à la nage
Le lac de Galilée, de l’armure chargé,
Ou même au plus profond de cette mer plonger,
Ne l’aurais-tu pas fait ?
NAAMAN
Mais oui, sans aucun doute !
Est-il un seul défi, Léa, que je redoute ?
LÉA
Alors, écoute-moi, s’il te plaît, maintenant.
Ton art de réfléchir est vraiment étonnant :
Pour guérir tu aurais accompli l’impossible.
Tu es bien motivé, mais, – comme c’est risible ! –
Il ne t’est commandé qu’un minuscule pas
Dans l’eau de ce Jourdain, et tu ne le fais pas.
GUÉHAZI
Elle a force talent pour parler, la soubrette ;
Même à un asthmatique vendrait une trompette !
NAAMAN
Tu as encor gagné, je ne résiste plus.
Je trouverai sans doute en cette eau le salut.
Tu as vaincu, Léa, toute ma résistance.
GUÉHAZI
Il va donc obéir, enfin, sans rouspétance !
NAAMAN
Bien ! il faut y aller.
GUÉHAZI
Allons ! Décidons-nous.
NAAMAN
Cette eau me guérirait ? Mais quelle idée de fou !
Allons-y !
GUÉHAZI
Va !
LÉA
Eh bien ?
NAAMAN
Devant toi, ma servante
Me dévêtir ainsi ? Quelle idée indécente !
LÉA
Mais dissimule-toi derrière ce buisson.
Je ne regarde pas.
NAAMAN (après s’être dévêtu, caché derrière la végétation)
C’est très bien. Avançons.
J’y suis.
GUÉHAZI
Mais qu’il se mouille !
NAAMAN
Brrr !
LÉA
Quoi donc ?
NAAMAN
Elle est froide.
LÉA
Crains l’hydrocution qui te tuera tout roide.
GUÉHAZI
Vas-y !
NAAMAN
Ah !
LÉA
Quoi encore ?
NAAMAN
Léa, je viens de voir
Nager dans l’eau croupie, – cela peut t’émouvoir –
Une bête effrayante : comme une tête noire
Sans corps et prolongée d’une longue nageoire.
LÉA
Quoi ? Le grand Naaman, si brave et si vantard
S’enfuit terrorisé à la vue d’un têtard !