Ce n'est sans doute pas un scoop, mais je vais tout de même te faire une confidence:
Je suis une citoyenne un peu bête, particulièrement inculte et gentiment naïve.
Par exemple, j'ai longtemps cru que, dans une société humaine relativement organisée et se réclamant fortement des valeurs démocratiques et républicaines, l'un des objectifs de l'Etat était, très logiquement, de protéger les éléments les plus vulnérables du groupe, comme les déshérités, les malades, les femmes isolées, les enfants, les immigrés fraîchement débarqués en période d'intégration et autres individus fragilisés par les circonstances économiques, sanitaires ou politiques, tout ça dans le souci permanent de la préservation du bien commun et de la chose publique (res publica).
Bien évidemment, je me plantais joyeusement, et je remercie le gouvernement de mon pays de m'avoir obligeamment ouvert les yeux sur les valeurs véritables d'une République digne de ce nom, à savoir l'encouragement de l'enrichissement personnel sans limite au sein de la classe la plus aisée, la diminution drastique des aides aux défavorisés (qui ne sont, comme tu le sais, que les boulets inutiles qui freinent péniblement notre marche collective vers le Progrès), une répartition minimale des richesses au profit des plus aisés, un soutien indéfectible aux régimes autoritaires (dans le but, évidemment humaniste et altruiste, de ne point porter préjudice aux populations vivant sous le joug de ces régimes, et accessoirement pour éviter de perdre de juteux contrats industriels dont les bénéfices sont malheureusement nécessaires au maintient du pouvoir d'achat de Lagardère, Dassault ou Bouygues), et le démantèlement rapide et irréversible de ce que l'on nomme le Service Public, un concept archaïque et totalement surrané dont la seule utilité est d'engraisser une floppée de fonctionnaires paresseux et gras (d'ailleurs, les récentes réformes engagées dans ce sens ont déjà produit quelques fruits, puisque l'hôpital public, ce mammouth qui engloutit chaque année des millions d'euros inutiles, voit ses performances nettement améliorées par des coupes budgétaires bienvenues et salutaires).
Tu imagines bien, ami lecteur, qu'ayant fait preuve d'une telle naïveté pendant si longtemps et à propos d'un sujet aussi crucial que l'essence même de la République, ce qui constitue le reste de mes convictions était bien évidemment à l'avenant en termes d'inculture et de non-sens.
Tiens, prenons par exemple le thème, ô combien d'actualité et générateur de polémiques sanglantes, de ce que l'on nomme souvent "judéité" et que l'on associe le plus souvent à "judaïsme".
Moi, grande andouille devant l'éternel que je suis, je me suis toujours représenté ma "judéité" non pas comme un héritage biblique transmis par un type vêtu d'un pagne qui, ayant un jour abusé de substances hallucinogènes, se convainquit qu'une plante verte venait de lui adresser la parole et de lui céder le bail d'un territoire désertique, mais plutôt comme un ensemble de valeurs humaines et philosophiques, associées à un certain nombre d'éléments culturels musicaux, culinaires ou livresques, le tout ayant été transmis à travers les siècles par des gens comme Spinoza, Maïmonide, Groucho Marx, Levinas, Mel Brooks, Mendelssohn, Woody Allen, Edith Stein, Lenny Bruce, Philip Roth et ma grand-mère, et disant à peu près ceci (je résume, si tu veux bien): Tous les hommes naissent libres et égaux en droits, le dialogue avec l'Autre est à la source de toute forme d'humanisme, les différences culturelles enrichissent continuellement l'Humanité, et repasse-moi le plat de Rozhinkes mit Mandlen, s'il te plaît, Rachel.
Je dois t'avouer que ma "judéité" me vient de Pologne et d'Ukraine, qu'elle parle davantage le yiddish que l'hébreu, qu'elle se nourrit de gefilte fish et de kneidlers, qu'elle utilise plus l'auto-dérision que le pistolet-mitrailleur, qu'elle se revendique bien plus de l'humour que de la race, qu'elle concilie parfaitement la consommation du porc avec la célébration familiale du Yom Kippour et qu'elle voit dans les textes bibliques des métaphores et des paraboles plutôt que des vérités historiques gravées dans le marbre qui feraient d'Elie Kakou, de Dustin Hoffman et de Stefan Zweig les descendants "génétiquement approuvés" d'Abraham et de Salomon (à ce propos, je ne peux que t'encourager à lire le bouquin de Shlomo Sand, un autre idiot naïf et mal informé que j'apprécie tout particulièrement).
Du coup, tu te doutes, cher lecteur, que mon réveil a été plutôt difficile, ces derniers jours, quand j'ai appris (tout à fait incidemment, bien sûr) que la judéité se résumait à une
identification viscérale et obligatoire avec un pays du Proche-Orient dans lequel on a jamais mis les pieds (et dont la Bible désignerait depuis toujours les heureux propriétaires), ainsi qu'à
une acceptation totale et joyeuse de la théorie selon laquelle les Juifs du monde entier constitueraient une sorte de "race" à part entière (le plus célèbre promoteur de cette hypothèse était, je
crois, un peintre raté d'origine autrichienne), sans parler du devoir citoyen qui consisterait à aller manifester bruyamment dans les rues de Paris afin de prendre position dans un conflit qui
n'implique la France ni de près, ni de loin, et de justifier par tous les moyens le bombardement de civils au milieu desquels se planquent des salopards qui n'attendaient que ça pour prospérer
davantage et augmenter encore leur popularité.
Eh bien oui, lecteur, je suis profondément stupide, particulièrement à la masse et complètement à côté de la plaque.
Mais tu sais quoi?
Pour une fois, je suis plutôt contente de faire partie du clan des imbéciles.
"J'avais une balle dans la poche. Quelqu'un m'a jeté la Bible, la balle m'a sauvé la vie".
Woody Allen
(Voilà, ça, c'est dit, à présent passons à autre chose, parce que pendant le monde entier se passionne pour Gaza, il y a pas mal d'autres civils qui crèvent dans l'indifférence générale. Merci.)